le cours du fleuve Amour, longeant la frontiere chinoise jusqu’a l’Ocean, et quand il fut a l’Ocean, resta onze jours dans le port de Sabirk en attendant qu’un navire de contrebandiers hollandais l’amene a Capo Teraya, sur la cote ouest du Japon. A pied, en empruntant des routes secondaires, il traversa les provinces d’Ishikawa, Toyama, Niigata, penetra dans celle de Fukushima et arriva pres de la ville de Shirakawa, qu’il contourna par l’est, puis attendit pendant deux jours un homme vetu de noir qui lui banda les yeux et qui le conduisit jusqu’a un village dans les collines ou il passa la nuit, et le lendemain matin negocia l’achat des ?ufs avec un homme qui ne parlait pas et dont le visage etait recouvert d’un voile de soie. Noire. Au coucher du soleil, il cacha les ?ufs dans ses bagages, tourna le dos au Japon, et s’appreta a prendre le chemin du retour.

Il avait a peine laisse les dernieres maisons du village derriere lui qu’un homme le rejoignit, en courant, et l’arreta. Il lui dit quelque chose sur un ton excite et peremptoire, puis le fit revenir sur ses pas, avec courtoisie et fermete.

Herve Joncour ne parlait pas japonais et ne l’entendait pas non plus. Mais il comprit qu’Hara Kei voulait le voir.

13

Un panneau de papier de riz glissa, et Herve Joncour entra dans la piece. Hara Kei etait assis sur le sol, les jambes croisees, dans le coin le plus eloigne de la piece. Il etait vetu d’une tunique sombre, et il ne portait aucun bijou. Seul signe visible de son pouvoir, une femme etendue pres de lui, la tete posee sur ses genoux, les yeux fermes, les bras caches sous un ample vetement rouge qui se deployait autour d’elle, comme une flamme, sur la natte couleur de cendre. Hara Kei lui passait lentement la main sur les cheveux : on aurait dit qu’il caressait le pelage d’un animal precieux, et endormi.

Herve Joncour traversa la piece, attendit un signe de son hote, et s’assit en face de lui. Ils resterent silencieux, se regardant dans les yeux. Survint, imperceptible, un serviteur, qui posa devant eux deux tasses de the. Puis disparut.

Alors Hara Kei commenca a parler, dans sa langue, d’une voix monotone, diluee en une sorte de fausset desagreablement artificiel. Herve Joncour ecoutait. Il gardait les yeux fixes dans ceux d’Hara Kei, et pendant un court instant, sans meme s’en rendre compte, les baissa sur le visage de la femme.

C’etait le visage d’une jeune fille.

Il releva les yeux.

Hara Kei s’interrompit, prit une des deux tasses de the, la porta a ses levres, laissa passer quelques instants et dit

— Essayez de me raconter qui vous etes.

Il le dit en francais, en trainant un peu sur les voyelles, avec une voix rauque, vraie.

14

A l’homme le plus imprenable du Japon, maitre de tout ce que le monde reussissait a faire sortir de cette ile, Herve Joncour essaya de raconter qui il etait. Il le fit dans sa propre langue, en parlant lentement, sans savoir exactement si Hara Kei pouvait le comprendre. Instinctivement, il renonca a toute prudence, rapportant, sans rien inventer ni omettre, tout ce qui etait vrai, simplement. Il alignait les petits details et les evenements cruciaux d’une meme voix, avec des gestes a peine esquisses, mimant le parcours hypnotique, neutre et melancolique d’un catalogue d’objets rechappes d’un incendie. Hara Kei ecoutait, sans que l’ombre d’une expression decomposat les traits de son visage. Ses veux restaient fixes sur les levres d’Herve Joncour comme si elles etaient les dernieres lignes d’une lettre d’adieu. Dans la piece, tout etait tellement silencieux et immobile que ce qui arriva soudain parut un evenement immense, et pourtant ce n’etait rien.

Tout a coup, sans bouger le moins du monde, cette jeune fille ouvrit les yeux.

Herve Joncour ne s’arreta pas de parler mais baissa instinctivement les yeux vers elle, et ce qu’il vit, sans s’arreter de parler, c’etait que ces yeux-la n’avaient pas une forme orientale, et qu’ils etaient, avec une intensite deconcertante, pointes sur lui : comme s’ils n’avaient rien fait d’autre depuis le debut, sous les paupieres. Herve Joncour tourna le regard ailleurs, avec tout le naturel dont il fut capable, essayant de continuer son recit sans que rien, dans sa voix, ne paraisse different. Il ne s’interrompit que lorsque ses yeux tomberent sur la tasse de the, posee sur le sol, en face de lui. Il la prit, la porta a ses levres, et but lentement. Puis il recommenca a parler, en la replacant devant lui.

15

La France, les voyages en mer, le parfum des muriers dans Lavilledieu, les trains a vapeur, la voix d’Helene. Herve Joncour continua a raconter sa vie comme jamais, de sa vie, il ne l’avait racontee. La jeune fille continuait a le fixer, avec une violence qui arrachait a chacune de ses paroles l’obligation de sonner comme memorable. La piece semblait desormais avoir glisse dans une immobilite sans retour quand, tout a coup, et de facon absolument silencieuse, la jeune fille glissa une main hors de son vetement, et la fit avancer sur la natte, devant elle. Herve Joncour vit arriver cette tache claire en marge de son champ de vision, il la vit effleurer la tasse de the d’Hara Kei puis, absurdement, continuer sa progression pour aller s’emparer sans hesitation de l’autre tasse, celle dans laquelle il avait

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