Les ?ufs qu’Herve Joncour avait rapportes du Japon – accroches par centaines sur de petites feuilles d’ecorce de murier – se revelerent parfaitement sains. La production de soie, dans la region de Lavilledieu, fut cette annee-la extraordinaire, en quantite et en qualite. Deux autres filatures s’ouvrirent, et Baldabiou fit construire un cloitre contre la petite eglise de Sainte-Agnes. Sans qu’on sache bien pourquoi, il l’avait imagine rond, et il confia donc le projet a un architecte espagnol qui s’appelait Juan Benitez, et qui jouissait d’une certaine renommee dans le secteur Plaza de Toros.

— Naturellement, pas de sable, au milieu, mais un jardin. Et si c’etait possible, des tetes de dauphin, a la place des tetes de taureau, a l’entree.

— Dauphin, senor ?

— Enfin, Benitez, le poisson !

Herve Joncour fit quelques comptes et se decouvrit riche. Il acheta trente acres de terre, au sud de sa propriete, et occupa les mois de l’ete a dessiner un parc ou ce serait leger, et silencieux, de se promener. Il l’imaginait invisible comme la fin du monde. Chaque matin, il poussait jusque chez Verdun, ou il ecoutait les histoires de la petite ville et feuilletait les gazettes arrivees de Paris. Le soir, il restait longtemps assis, sous le porche de sa maison, pres de sa femme Helene. Elle lisait un livre, a voix haute, et il etait heureux car il se disait qu’il n’y avait pas de voix plus belle que la sienne, au monde.

Il eut trente-trois ans le 4 septembre 1862. Elle pleuvait, sa vie, devant ses yeux, spectacle tranquille.

19

— Tu ne dois avoir peur de rien.

Puisque Baldabiou en avait decide ainsi, Herve Joncour repartit pour le Japon le premier jour d’octobre. Il passa la frontiere francaise pres de Metz, traversa le Wurtemberg et la Baviere, penetra en Autriche, atteignit par le train Vienne puis Budapest et poursuivit jusqu’a Kiev. Il parcourut a cheval deux mille kilometres de steppe russe, franchit les monts Oural, entra en Siberie, voyagea pendant quarante jours avant d’atteindre le lac Baikal, que les gens de l’endroit appelaient : le demon. Il redescendit le cours du fleuve Amour, longeant la frontiere chinoise jusqu’a l’Ocean, et quand il fut a l’Ocean, resta onze jours dans le port de Sabirk en attendant qu’un navire de contrebandiers hollandais l’amene a Capo Teraya, sur la cote ouest du Japon. A pied, en empruntant des routes secondaires, il traversa les provinces d’Ishikawa, Toyama, Niigata, penetra dans celle de Fukushima et arriva pres de la ville de Shirakawa, qu’il contourna par l’est, puis attendit pendant deux jours un homme vetu de noir qui lui banda les yeux et le conduisit au village d’Hara Kei. Quand il put rouvrir les yeux, il trouva devant lui deux serviteurs qui prirent ses bagages et l’emmenerent a la lisiere d’un bois, ou ils lui indiquerent un sentier puis le laisserent seul. Herve Joncour commenca a marcher dans l’ombre que les arbres, autour de lui, decoupaient dans la lumiere du jour. Il ne s’arreta que lorsque la vegetation s’ouvrit soudain, un court instant, comme une fenetre, sur le bord du sentier. On voyait un lac, une trentaine de metres plus bas. Et sur la rive de ce lac, accroupis sur le sol, dos tourne, Hara Kei et une femme vetue d’une robe orange, les cheveux denoues aux epaules. A l’instant ou Herve Joncour l’apercut, elle se retourna, lentement, un court instant, le temps de croiser son regard.

Ses yeux n’avaient pas une forme orientale, et son visage etait celui d’une jeune fille.

Herve Joncour recommenca a marcher, dans l’epaisseur des fourres, et quand il en sortit se retrouva au bord du lac. A quelques pas de lui, Hara Kei, seul, dos tourne, etait assis, immobile, vetu de noir. Pres de lui, il y avait une robe orange, abandonnee sur le sol, et deux sandales de paille. Herve Joncour s’approcha. De minuscules ondes concentriques deposaient l’eau du lac sur le rivage, comme envoyees la, de tres loin.

— Mon ami francais, murmura Hara Kei, sans se retourner.

Ils resterent des heures, assis l’un pres de l’autre, a parler et a se taire. Puis Hara Kei se leva, et Herve Joncour le suivit. Dans un geste imperceptible, avant de regagner le sentier, il laissa tomber un de ses gants a cote de la robe orange, abandonnee sur le rivage. Ils arriverent au village quand deja le soir tombait.

20

Herve Joncour resta l’hote d’Hara Kei pendant quatre jours. C’etait comme vivre a la cour d’un roi. Le village tout entier existait autour de cet homme, et il n’y avait guere de geste, dans ces collines, qui ne fut accompli pour sa defense ou pour son plaisir. La vie bourdonnait a mi-voix, elle bougeait avec une lenteur pleine de ruse, comme un animal traque dans sa taniere. Le monde semblait a des siecles de la.

Herve Joncour avait une maison pour lui, et cinq serviteurs qui le suivaient partout. Il mangeait seul, a l’ombre d’un arbre colore de fleurs qu’il n’avait jamais vues. Deux fois par jour, on lui servait le the avec une certaine solennite. Le soir, on l’accompagnait dans la salle la plus grande de la maison, ou le sol etait en pierre, et ou il se pretait au rituel du bain. Trois femmes, agees, le visage recouvert d’une sorte de fard blanc, faisaient couler l’eau sur son corps et

Вы читаете Soie
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату