La crainte de parler haut indignait Mven Mas. La haine des oppresseurs, des societes secretes qui se cachaient de la conscience et du jugement du peuple, il l’avait puisee des l’enfance dans l’histoire, dans les livres, les films et les ?uvres musicales. Il ne pouvait se resigner a l’existence de l’oppression, si rare qu’elle fut, dans le monde actuel !
Mven Mas sursauta :
— Pourquoi les gens restent-ils passifs et ne previennent pas le Controle d’Honneur et de Droit ? Est-ce qu’on n’apprend pas l’histoire dans vos ecoles et vous ignorez ou menent les plus petits foyers de violence ?
— Nous le savons, repondit machinalement Onar, le regard fixe. Passe la plaine fleurie, le sentier s’enfoncait dans les fourres en decrivant un brusque virage. Deux hommes surgirent au tournant et leur barrerent la route. La jeune fille retira vivement sa main en chuchotant : Partez, homme du Grand Monde, j’ai peur pour vous !
— Saisissez-la, cria derriere un buisson une voix imperieuse. Ce ton brutal etait etranger a l’epoque de l’Anneau. Mven Mas se placa instinctivement devant la jeune fille et tacha de raisonner ces hommes feroces, mais il se tut bientot, voyant que ses paroles restaient sans effet.
Les jeunes gens bien decouples coururent a lui et essayerent de le repousser loin d’Onar, mais il etait inebranlable comme un roc.
Alors, avec la rapidite de l’eclair, l’un des assaillants lui envoya un coup de poing dans la figure. Mven Mas vacilla. Il n’avait jamais eu affaire a des attaques pareilles, froidement calculees en vue de meurtrir.
L’autre ennemi le frappa aux reins, et Mven Mass entendit a travers le tintement de ses oreilles le cri angoisse d’Onar. Aveugle par la fureur, il se jeta sur ses adversaires. Deux coups, au ventre et a la machoire, l’abattirent. Onar tomba a genoux pour le proteger, mais les scelerats l’empoignerent avec une clameur de triomphe. Les coudes tires en arriere, elle se cambra d’un geste douloureux, la tete renversee. Les mains souillees de terre et du sang de Mven Mas presserent le corps palpitant de la jeune fille, qui eclata en sanglots.
— Amenez-la ! fit de nouveau la voix tonitruante. Un homme assez age et de tres grande taille sortit de l’embuscade. Il etait nu jusqu’a la ceinture ; les muscles roulaient sous les poils gris de son torse athletique.
Mais Mven Mas etait revenu a lui. Les travaux d’Hercule de sa jeunesse l’avaient oppose a des ennemis plus redoutables, insoumis aux lois humaines. Il se rememora tout ce qu’on lui avait appris pour la lutte corps a corps avec les pieuvres et les requins.
L’Africain demeura quelques secondes a terre, afin de se remettre des coups recus, puis il rejoignit d’un bond les ravisseurs. L’un d’eux se retourna pour parer l’attaque, mais Mven Mas le frappa en plein centre nerveux. L’homme s’ecroula avec un hurlement bestial, son compagnon le suivit de pres, culbute d’un coup de pied. La jeune fille etait libre. Mven Mas fit face au chef des assaillants qui avait deja leve le bras. Mven Mas, qui cherchait l’endroit le plus sensible de l’adversaire, visa sa figure crispee de rage et recula soudain, stupefait. Il avait reconnu ce masque aux traits prononces, qui l’avait obsede dans ses penibles meditations sur l’experience du Tibet.
— Bet Lon !
L’autre se figea, examinant cet homme basane, qu’il ne connaissait pas et qui avait perdu son expression debonnaire.
Ses deux acolytes s’etaient releves, encore tordus par la douleur, et voulaient s’attaquer de nouveau a Mven Mas. Le mathematicien les arreta d’un geste autoritaire.
— Bet Lon ! s’ecria Mven Mas. J’ai souvent envisage la possibilite de notre rencontre, car je vous prenais pour un compagnon d’infortune. Mais j’etais loin de supposer que nous nous verrions dans des circonstances pareilles !
— Lesquelles ? repliqua insolemment Bet Lon, en contenant la fureur qui allumait ses yeux.
L’Africain eut un geste de protestation :
— A quoi bon ces vaines paroles ? Vous ne les prononciez pourtant pas dans l’autre monde, et vos actions bien que criminelles, etaient alors motivees par une grande idee. Et ici, qu’est-ce qui vous fait agir ? ’
— Moi-meme, et rien que moi ! profera Bet Lon entre ses dents, l’air dedaigneux. J’ai assez tenu compte des autres, des interets communs. C’est sans importance, je m’en suis convaincu. Des sages de l’antiquite le savaient deja ...
— Vous n’avez jamais pense aux autres, interrompit l’Africain. Esclave de vos passions, vous voila devenu une brute, un fourbe, presque un animal !
Bet Lon etait sur le point de se jeter sur Mven Mas, mais il se maitrisa.
— Convient-il a un homme du Grand Monde de mentir ? Je n’ai jamais ete un fourbe !
— Et eux ? Mven Mas montra les deux jeunes gens qui ecoutaient, perplexes. Ou les menez-vous ? Sous les balles nai-cotiques du detachement sanitaire ? Vous devez bien comprendre que la suprematie illusoire, fondee sur la violence, conduit a l’abime de l’infamie et de la mort.
— Je ne les ai pas trompes. Ce sont eux qui l’ont voulu !
— Vous avez use de votre grande intelligence et de votre volonte pour exploiter le cote faible de l’ame humaine, qui a joue un role si fatal dans l’histoire : l’instinct de soumission, la tendance a se decharger de sa responsabilite sur quelqu’un de plus fort, le besoin d’obeir aveuglement et d’imputer sa propre ignorance, sa paresse, sa veulerie a un dieu, a une idee, a un chef militaire ou politique. Est-ce la l’obeissance raisonnable a l’educateur de notre monde ! Vous voudriez, comme les tyrans d’autrefois, vous entourer de serviteurs fideles, c’est-a-dire de robots humains ...
— Suffit, vous parlez trop !
— Je sais que vous avez trop perdu et je veux ...
— Moi, je ne veux pas ! Otez-vous de mon chemin ! Mven Mas ne broncha pas. La tete penchee, il defiait Bet
Lon, sentant tressaillir contre son dos l’epaule d’Onar. Et ce tremblement l’exasperait bien plus que les coups recus.