L’ex-mathematicien, immobile, regardait les yeux noirs de l’Africain qui flamboyaient de colere.

— Allez ! exhala-t-il, en quattant le sentier et faisant signe a ses acolytes de s’ecarter. Mven Mas reprit Onar par la main et l’emmena, suivi du regard haineux de Bet Lon.

Au tournant du sentier, Mven Mas s’arreta si brusquement qu’Onar heurta son dos.

— Bet Lon, revenons ensemble dans le Grand Monde !

Le mathematicien retrouva son rire insouciant, mais l’oreille fine de l’Africain percut dans cette bravade une pointe d’amertume.

— Qui etes-vous pour me proposer cela ? Savez-vous ...

— Oui, je sais. Moi aussi, j’ai fait une experience interdite, qui a coute la vie a plusieurs personnes ... Nos voies d’investigation etaient voisines et vous ... vous, moi et d’autres sommes a la veille de la victoire f Vous etes un homme utile a l’humanite, mais pas dans cet etat ...

Bet Lon s’approcha, les yeux a terre, puis il fit soudain volte-face et jeta par-dessus l’epaule un refus brutal. Mven Mas s’eloigna par le sentier, sans mot dire.

Il restait une dizairie de kilometres jusqu’a la cite n° 5.

Ayant appris que la jeune fille etait seule au monde, il lui conseilla de demenager dans une localite maritime de la cote orientale, pour ne plus rencontrer son persecuteur. L’ancien savant devenait un despote dans la vie paisible et retiree des eleveurs montagnards. Pour prevenir le danger, Mven Mas decida de demander tout de suite aux autorites de surveiller ces trois hommes. Mven Mas prit conge d’Onar a l’entree de la cite. La jeune fille lui apprit qu’on avait recemment decouvert, dans les bois de la montagne en forme de dome, des tigres echappes de la reserve ou demeures depuis des temps immemoriaux dans les fourres impenetrables qui entouraient le plus haut sommet de l’ile. Lui saisissant la main, elle le pria d’etre prudent et de ne pas traverser les montagnes la nuit. Mven Mas rebroussa chemin d’un pas presse. Il reflechissait a ce qui venait de se passer et revoyait le dernier regard de la jeune fille, empreint d’inquietude et d’un devouement qu’on rencontrait rarement, meme dans le Grand Monde.

Il songea pour la premiere fois aux veritables heros du passe, restes bons et courageux dans un enfer d’humiliations, de haines et de souffrances physiques ; il se dit que la vie d’autrefois qui paraissait si dure aux hommes actuels, contenait, elle aussi, du bonheur, de l’espoir, de l’activite, parfois meme plus intense qu’a l’epoque superbe du Grand Anneau. Mven Mas evoqua presque avec irritation les theoriciens de ce temps-la, qui se fondaient sur la lenteur mal comprise de la transformation des especes et predisaient que l’humanite ne serait pas meilleure dans un million d’annees.

S’ils avaient mieux aime les hommes et connu la dialectique de l’evolution, cette ineptie ne leur serait jamais venue a l’esprit.

Le couchant teintait le rideau de nuages derriere la cime ronde de la haute montagne. Mven Mas plongea dans la riviere et y lava la boue et le sang du combat ...

Rafraichi par le bain et tout a fait, calme, il s’assit sur une pierre plate pour se secher et se reposer. N’ayant pas reussi a atteindre la cite avant la tombee de la nuit, il comptait franchir la montagne au lever de la lune. Tandis qu’il contemplait d’un ?il pensif l’eau qui bouillonnait sur les rochers, l’Africain sentit subitement un regard pose sur lui, mais ne vit personne. La sensation desagreable d’etre epie persista pendant la traversee du torrent et au debut de la montee.

Mven Mas marchait rapidement sur la route tassee par les chariots, qui sillonnait le plateau de mille huit cents metres d’altitude, escaladant les gradins successifs pour franchir un contrefort boise et gagner la cite par un raccourci. Le mince croissant de la nouvelle lune ne pouvait eclairer le chemin pendant plus d’une heure et demie. Mven Mas se hatait, prevoyant qu’il serait tres difficile de grimper dans la nuit noire. Les arbres rabougris et espaces projetaient de longues ombres qui zebraient le sol sec, blanchi par la lune. L’Africain cheminait en reflechissant, les yeux a terre pour ne pas buter contre une racine.

Un grondement sinistre, au ras du sol, retentit a droite, ou la pente du contrefort s’adoucissait en se perdant dans l’ombre profonde. Un rugissement etouffe lui repondit dans le bois, parmi les taches et les raies du clair de lune. On sentait dans ces voix une force qui penetrait l’ame et reveillait en elle l’affolement de la victime choisie par l’invincible carnassier. En reaction a cette terreur primitive, l’Africain eprouva la passion ancestrale de la lutte, heritage d’innombrables generations de heros anonymes qui avaient affirme le droit du genre humain a la vie parmi les mammouths, les lions, les ours geants, les aurochs furieux et les impitoyables meutes de loups, dans les jours de chasse extenuante et les nuits de defense opiniatre ...

Mven Mas s’arreta, regardant autour de lui, le souffle en suspens. Rien ne bougeait dans le silence nocturne, mais des qu’il eut fait quelques pas sur le sentier, il ne douta plus d’etre suivi. Les tigres ... Le recit d’Onar serait-il vrai ?

L’Africain se mit a courir tout en reflechissant a ce qu’il allait faire quand les fauves, il y en avait apparemment deux, l’attaqueraient.

Il eut ete absurde de se refugier dans les grands arbres ou le tigre grimpe mieux que l’homme ... Combattre, mais avec quoi ? Il n’y avait la que des pierres ... Pas moyen meme de casser une de ces branches, dures comme l’acier, pour s’en faire un gourdin ... Et lorsque le rugissement s’eleva tout pres, Mven Mas se vit perdu. Les branches etalees au-dessus de la sente poussiereuse l’oppressaient : il voulait puiser le courage des instants supremes dans les profondeurs eternelles du ciel constelle, auquel il avait consacre toute sa vie. Mven Mas galopa a toute allure. Le destin le favorisait : il deboucha dans une grande clairiere, au centre de laquelle s’erigeait un amas de rochers. II fonca dessus, saisit un bloc aux aretes aigues, qui pesait au moins trente kilogrammes, et se retourna. Maintenant, il apercevait de vagues formes mouvantes, dont les rayures se confondaient avec le lacis d’ombres du bois clairseme. La lune effleurait deja les cimes des arbres. Les ombres s’allongeaient en travers de la clairiere, et c’est par ces sortes de chemins noirs que les grands felins rampaient vers Mven Mas. Il sentit l’approche de la mort, comme jadis, dans le sous-sol de l’observatoire du Tibet. Mais au lieu de venir du dedans, elle s’avancait du dehors, dans le feu vert des yeux phosphorescents ... Aspirant la brise surgie a l’improviste dans cette touffeur, il jeta un regard d’adieu a la gloire rayonnante du Cosmos et se raidit, la pierre levee au-dessus de sa tete.

— Je suis la, camarade ! Une grande ombre surgit des tenebres, brandissant un baton noueux. Mven Mas, stupefait, en oublia sur le coup les tigres : il avait reconnu le mathematicien. Bet Lon, essouffle d’avoir couru a une allure folle, vint se placer aupres de l’Africain en happant l’air de sa bouche ouverte. Les felins, qui avaient eu un mouvement de recul, revenaient a la charge. Le tigre de gauche n’etait plus qu’a trente pas. Il se ramassa, pret a bondir ...

— Vite ! Un cri sonore avait survole la clairiere. Les deflagrations pales des lance-mines papillonnaient derriere Mven Mas qui, de surprise, lacha son arme. Le premier tigre se dressa sur ses pattes de derriere, les grenades paralysantes eclaterent avec un bruit sourd et le fauve se renversa sur le dos. Le deuxieme bondit vers

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