toute notre attention, pour qu’elle jugule parfois la raison, au lieu d’etre jugulee par elle. Gela me parait si important que j’ai decide d’ecrire un livre a ce sujet ...

— Tres bien, s’ecria Tchara avec feu. Et elle poursuivit, troublee : Trop peu de savants se sont consacres a l’etude des lois de la beaute et de la plenitude des sentiments ... Je ne parle pas de psychologie ...

— Je comprends ! repondit l’Africain en admirant malgre lui la jeune fille, dont la tete fierement dressee reprenait au soleil levant un teint cuivre. Tchara se tenait aisement en selle sur son grand cheval noir qui marchait en cadence avec l’alezan de Mven Mas.

— Nous sommes restes en arriere ! s’ecria-t-elle en rendant la bride au cheval qui prit aussitot le mors aux dents. L’Africain la rejoignit et ils galoperent ensemble sur la vieille route battue. Parvenus a la hauteur de leurs jeunes compagnons, ils freinerent, et Tchara se tourna vers Mven Mas :

— Et cette jeune fille, Onar ... Il faudrait qu’elle fasse un sejour dans le Grand Monde. Vous avez bien dit qu’elle etait restee dans l’ile de l’Oubli par tendresse pour sa mere qui etait venue ici et qui est morte depuis peu. Elle devrait travailler avec Veda : aux fouilles, on a besoin de mains feminines, sensibles et delicates ... Ce ne sont pas les besognes qui manquent, d’ailleurs ... et B et Lon, renove, la retrouvera chez nous d’une facon nouvelle.

Tchara fronca ses sourcils arques en ailes d’oiseau.

— Et vous, vous demeurez fidele a vos etoiles ?

— Quelle que soit la decision du Conseil, je servirai le Cosmos. Mais je veux d’abord ecrire ...

— Un livre, sur les etoiles des ames humaines ?

— Vous l’avez dit, Tchara ! Leur diversite infinie m’exalte ...

Mven Mas se tut en voyant que la jeune fille le regardait avec un tendre sourire.

— Vous n’etes par de mon avis ?

— Mais si, bien sur ! Je pensais a votre experience. Vous l’avez faite par desir impatient d’offrir aux hommes la plenitude du inonde. Sous ce rapport, vous etes un artiste et non un savant.

— Et Ren Boz ?

— Ce n’est pas la meme chose. Pour lui, c’etait un pas de plus dans ses recherches, mais un pas commande exclusivement par la science.

— Vous m’absolvez, Tchara ?

— Entierement ! Et je suis certaine que c’est le point de vue de la majorite !

Mven Mas prit la bride de la main gauche pour tendre la droite a Tchara. Ils penetrerent dans la petite cite de la station.

Les vagues de l’ocean Indien grondaient au pied de la falaise. Leur bruit rythme rappelait a Mven Mas les basses de la symphonie de Zig Zor sur la vie lancee dans le Cosmos. Un fa bleu, la note essentielle de la Terre, chantait sur les flots, incitant l’homme a communier de toute son ame avec la nature qui lui a donne naissance.

La mer s’etendait, limpide, etincelante, epuree des residus du passe : requins, poissons veiiimeux, mollusques, meduses, comme la vie de l’homme moderne etait epuree de la haine et de la peur. Mais il y avait dans l’immensite de l’ocean des coins perdus « ou germaient les graines conservees de la vie malfaisante, et c’etait uniquement a la vigilance des detachements sanitaires qu’on devait la securite des eaux.

N’est-ce pas ainsi que, dans une jeune ame candide, surgit tout a coup l’entetement haineux, la suffisance du cretin, l’egoisme animal ? Si l’homme cede a ses ambitions fortuites et a ses instincts, au lieu de se soumettre aux lois de la societe, son courage devient ferocite, ses talents se changent en ruse cruelle, et son devouement sert de rempart a la tyrannie, a l’exploitation ehontee, aux pires abus ... Le voile de la discipline et de la culture s’arrache facilement : une ou deux generations de mauvaise vie y suffiraient. Mven Mas avait entrevu ici, dans l’ile de l’Oubli, une de ces betes humaines. En la laissant agir, on risquait de voir renaitre le despotisme sauvage qui avait tyrannise l’humanite durant des siecles ...

Le plus etonnant de l’histoire de la Terre, c’est la haine implacable que les scelerats ignares vouent a la science et a la beaute. Cette mefiance, cette peur et cette repulsion persistent dans toutes les societes humaines, depuis la peur des magiciens et des sorcieres jusqu’aux massacres des penseurs d’avant-garde dans l’Ere du Monde Desuni. C’etait pareil sur d’autres planetes aux civilisations tres evoluees, mais incapables de preserver leur regime des violences d’une minorite, de l’oligarchie, qui surgissaient perfidement, sous les formes les plus variees. C’etait pareil ... Mven Mas se rappela les messages du Grand Anneau sur des mondes peuples ou les plus grands resultats de la science etaient employes a intimider, tourmenter et chatier les gens, a lire leurs pensees, a transformer les peuples en brutes dociles, pretes a executer les ordres les plus insenses ... Une clameur de detresse d’une de ces planetes avait fait irruption dans l’Anneau et traverse l’espace, des centaines d’annees apres la mort de ceux qui l’avaient emise et de leurs cruels oppresseurs ...

Notre monde est a un stade d’evolution qui exclut a jamais ces horreurs. Mais le developpement spirituel de l’homme est encore insuffisant, defaut qu’Evda Nal et ses collegues inlassables s’appliquent a eliminer ...

— Assez medite ! fit derriere Mven Mas la voix de Tchara. Le peintre Kart San a dit que la sagesse, c’est le savoir allie au sentiment ; soyons donc sages !

Et passant au pas de course devant l’Africain, elle plongea du haut de la falaise dans le gouffre ecumeux. Mven Mas la vit sauter, se retourner en l’air, ouvrir les bras et disparaitre dans les flots. Les garcons du detachement sanitaire, qui se baignaient en bas, se figerent. Mven Mas eut un frisson d’extase qui tenait de l’effroi. Bien qu’il n’eut jamais saute d’une telle hauteur, il se placa sans crainte au bord de l’escarpement et se devetit. Il se souvint, par la suite, que dans de courtes bribes de pensees Tchara lui avait paru etre une deesse toute-puissante de l’antiquite. Si elle avait pu, elle, il pourrait aussi !

Un faible cri d’alarme de la jeune fille monta a travers la rumeur des vagues, mais Mven Mas ne l’entendit pas. La chute etait delicieusement longue. Excellent plongeur, l’Africain piqua une tete impeccablement et s’enfonca a une grande profondeur. La mer etait si limpide que le fond lui sembla trop proche. Il se cambra et fut etourdi par le choc de la force d’inertie. Remonte a la surface avec la rapidite d’une fusee, il se coucha sur le dos et se balanca au gre des vagues. En revenant a lui, il apercut Tchara Nandi qui nageait dans sa direction. La paleur de l’effroi avait terni le haie de la jeune fille. Un reproche mele d’admiration se lisait dans ses yeux.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? chuchota-t-elle, le souffle oppresse.

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