L’haleine de la planete noire effleura les visages des astronautes, ressuscitant dans leur memoire les jours de lutte terrible et passionnante.
Dans les minutes de silence qui suivirent, on n’entendait que les mouvements precautionneux d’Eon Tal qui reglait l’ecran a rayons infrarouges, muni d’un filtre polarisant.
Un faible son, un choc lourd : le couvercle du reservoir a eau etait tombe a l’interieur de la chambre en rutholucite. Un clignotement familier d’etincelles brunes : les tentacules d’un monstre noir venaient d’apparaitre au bord du recipient. 11 _bondit tout a coup, remplissant d’ombre toute la chambre isolante, et se heurta au plafond diaphane. Des milliers d’etoiles brunes ruisselerent le long du corps de la meduse qui bomba, comme soulevee par un courant d’air et s’arc-bouta de ses tentacules reunies en touffe contre le fond de la chambre. Le deuxieme monstre surgit a son tour, horrible fantome aux mouvements lestes et silencieux. Mais la, derriere les parois solides de la chambre, dans l’entourage des appareils telecommandes, cette engeance de la planete tenebreuse etait jugulee.
Les appareils mesuraient, photographiaient, evaluaient, tracaient des courbes sinueuses, decomposant la structure des monstres en indices physiques, chimiques et biologiques. L’esprit humain synthetisait les donnees pour devoiler le mystere de ces horribles creatures et les assujettir.
La foi dans la victoire s’affermissait en Erg Noor d’heure en heure.
Eon Tal devenait de plus en plus gai, Grim Char et ses assistants s’animaient visiblement.
Enfin, le savant aborda Erg Noor.
— Vous pouvez partir ... le c?ur leger. Nous, nous restons jusqu’a la fin de l’experience. Je crains d’allumer la lumiere visible, car les meduses noires ne peuvent la fuir comme sur leur planete. Or, elles doivent repondre a toutes nos questions !
— Repondront-elles ?
— Dans trois ou quatre jours, l’etude sera complete ... pour notre niveau du savoir. Mais on peut d’ores et deja imaginer l’action du dispositif paralysant ...
— Et soigner ... Niza ... Eon ?
— Oui !
C’est maintenant seulement qu’Erg Noor sentit le fardeau qui l’avait accable depuis ce jour funeste ... Ce jour ou cette nuit ... qu’importait ! Une joie delirante s’etait emparee de cet homme toujours si reserve. Il reprima non sans peine le desir absurde de lancer en l’air le petit Grim Char, de le secouer et de l’etreindre. Etonne de son propre etat, il finit par se calmer et reprit sa reserve habituelle.
— Votre etude sera si utile pour la lutte contre les meduses et les croix pendant la prochaine expedition !
— Bien sur ! Nous connaitrons l’ennemi. Mais se peut-il qu’on retourne vers ce monde de pesanteur et de tenebres ?
— Sans aucun doute !
Un beau jour d’automne septentrional se levait.
Erg Noor marchait sans hate, pieds nus dans l’herbe douce. Devant lui, a l’oree du bois, la muraille verte des cedres se melait a des erables depouilles qui ressemblaient a des filets de fumee grise. Dans ce site laisse intentionnellement sauvage, un charme particulier emanait des hautes herbes broussailleuses, de leur arome multiple et contradictoire, fort et delicieux.
Une riviere froide lui barra le chemin. Erg Noor descendit par un sentier. Les rides de l’eau claire, impregnee de soleil, semblaient un reseau tremblant de fils d’or sur les galets bigarres du fond. Des parcelles de mousse et d’algues nageaient a la surface, faisant courir sur le fond des points d’ombre bleue. Sur l’autre rive, le vent balancait de grandes campanules violettes. L’odeur de prairie humide et de feuilles mortes promettait a l’homme la joie du travail, car chacun gardait dans un recoin de son ame un peu du laboureur primitif.
Un loriot jaune d’or se percha sur une branche en flutant d’une voix narquoise.
Le ciel serein, au-dessus des cedres, s’argentait de cirrus ailes. Erg Noor penetra dans la penombre sylvestre, ou flottait l’acre senteur des aiguilles de cedres et de la resine, traversa la foret et gravit une colline en essuyant la sueur de sa tete nue. Le bois qui entourait la clinique neurologique n’etait pas vaste, et Erg Noor deboucha bientot sur une route. La riviere alimentait une cascade de bassins en verre laiteux. Des hommes et des femmes en costume de bain surgirent au tournant et s’elancerent sur la route bordee de fleurs multicolores. L’eau devait etre assez froide, mais les coureurs y plongerent avec des rires et des plaisanteries et descendirent la cascade a la nage. Erg Noor sourit malgre lui a la vue de cette bande joyeuse : c’etaient les travailleurs d’une usine ou d’une ferme des environs qui profitaient du repos ...
Jamais encore sa planete n’avait paru si belle a l’astronaute qui passait la plus grande partie de sa vie dans un vaisseau etroit. Il eprouvait une profonde gratitude envers les hommes et la nature terrestre, envers tout ce qui avait contribue a sauver Niza, sa navigatrice aux cheveux roux. Elle etait venue aujourd’hui a sa rencontre, dans le jardin de la clinique ! Ayant consulte les medecins, ils avaient decide de se rendre ensemble dans une maison de cure polaire. Niza s’etait trouvee en parfaite sante, des qu’on l’eut delivree de la paralysie en supprimant l’inhibition tenace du cortex, provoquee par la decharge des tentacules de la croix noire. Il ne restait plus qu’a retablir son energie apres ce long sommeil cataleptique ... Niza vivante, guerie ! Erg Noor ne pouvait y songer sans un tressaillement d’allegresse ...
L’astronaute apercut une femme qui arrivait du carrefour a pas paresses. Il l’aurait reconnue entre des milliers : c’etait Veda Kong. Veda qui avait occupe ses pensees tant que la divergence de leurs chemins ne s’etait pas fait jour. L’esprii d’Erg Noor, accoutume aux diagrammes des machines a calculer, se figurait ses propres aspirations sous l’aspect d’une courbe raide, tendue vers le ciel, et la route de Veda comme un vol plane au- dessus de la planete ou plongeant dans les profondeurs des siecles revolus. Les deux lignes se separaient, s’eloignaient l’une de l’autre.
Le visage de la jeune femme, qu’il connaissait dans ses moindres details, l’etonna soudain par sa ressemblance frappante avec celui de Niza. Le meme ovale etroit, aux yeux ecartes et au front haut, aux longs sourcils arques et a la bouche tendrement moqueuse ... Le nez lui-meme, un peu allonge, retrousse et arrondi au bout, leur donnait un air de famille. Mais tandis que le regard de Veda etait toujours droit et pensif, la tete volontaire de Niza Krit tantot se relevait dans un elan juvenile, tantot s’abaissait, les sourcils fronces, a l’assaut d’un obstacle ...
— Vous m’examinez ? questionna Veda, surprise.