C’etait un defi de l’homme aux forces redoutables de la nature qui lui avaient ravi sa bien-aimee ... De l’homme qui ne se resignait pas a sa perte et ne voulait rien ceder au destin !
L’electrobus approchait de la branche de la Voie Spirale, mais Veda restait toujours a la portiere, les mains serrees sur la barre polie et fredonnant la belle romance pleine de douce melancolie.
« Les anges, c’est ainsi que les Europeens religieux appelaient jadis les esprits du ciel, messagers de la volonte divine. Le mot ange signifie « messager » en grec ancien. Un mot oublie depuis des siecles » ... Veda sortit de sa reverie a la station et s’y replongea des qu’elle fut dans le wagon de la Voie.
« Messagers du ciel, du Cosmos, voila comment on pourrait appeler Erg Noor, Mven Mas, Dar Veter. Surtout ce dernier, quand il sera en train de construire le satellite dans le ciel tout proche, terrestre » ... Veda eut un sourire espiegle. « Mais alors, les esprits de l’abime, c’est nous, les historiens, dit-elle tout haut, en pretant l’oreille au timbre de sa voix, et elle eclata de rire. Eh oui, les anges du ciel et l’esprit des enfers ! Je doute cependant que cela plaise a Dar Veter » ...
Les cedres nains, aux aiguilles noires — variete resistante au froid, elevee pour les regions subantarctiques — emettaient sous le vent tenace un murmure solennel. L’air froid et dense coulait en un flux rapide, plein de cette fraicheur exquise qu’on ne rencontre que sur l’ocean et dans les hautes montagnes. Mais le vent des montagnes, qui effleure les neiges eternelles, est sec et piquant comme du vin mousseux. Tandis qu’au large, le souffle humide de l’ocean passe sur vous comme des ondes elastiques.
La maison de cure Aube blanche descendit vers la mer en gradins vitres qui rappelaient par leurs formes arrondies les paquebots geants d’autrefois. De jour, la teinte rose des trumeaux, des escaliers et des colonnes contrastait avec les domes sombres, brun-violet, des rochers d’andesite, sillonnes de sentiers gris-bleu en syenite fondue, au luisant de porcelaine. Mais a l’heure actuelle, la nuit polaire du printemps noyait les couleurs dans sa clarte blafarde qui semblait emaner du fond du ciel et de la mer. Le soleil s’etait couche pour une heure au sud, derriere le plateau. Une aureole splendide rayonnait a l’horizon meridional. C’etait la reverberation des glaces de l’Antarctide, conservees sur la haute bosse de l’est et chassees de partout ailleurs par l’homme qui n’avait laisse la que le quart des formidables glaciers. L’aube blanche qui avait donne son nom a la maison de cure transformait les alentours en un monde feerique de lumiere pale, sans ombres ni reflets.
Quatre personnes se dirigeaient lentement vers la mer par un sentier de syenite miroitante. Les figures des hommes qui marchaient derriere paraissaient taillees dans du granit cendre ; les grands yeux des deux femmes etaient d’une profondeur mysterieuse.
Niza Krit, le visage presse contre le col de la jaquette de fourrure de Veda Kong, repliquait d’une voix emue au savant historien. Veda examinait avec un etonnement non dissimule cette jeune fille qui lui ressemblait physiquement.
— Je trouve que le meilleur cadeau qu’une femme puisse faire a un homme, c’est de le creer a nouveau et de prolonger ainsi son existence ... Puis viendra une autre bien-aimee qui le renovera encore ... C’est presque l’immortalite !
— Les hommes ne sont pas de cet avis ... en ce qui nous concerne, repondit Veda. Dar Veter m’a dit qu’il ne voudrait pas de fille qui ressemblat trop a la femme aimee, car il souffrirait de devoir quitter ce monde en la laissant seule, livree a un sort inconnu, sans que sa tendresse fut la pour l’envelopper ... C’est une survivance de la jalousie et de l’instinct protecteur !
— Je me revolte a l’idee de me separer de mon petit, de cet etre qui sera mien jusqu’a la derniere goutte de sang, reprit Niza absorbee par ses reflexions, et de le mettre en pension, a peine sevre.
— Je vous comprends, mais je ne suis pas d’accord. Veda fronca les sourcils, comme si la jeune fille avait touche une corde sensible de son ame.
L’une des plus grandes victoires de l’humanite est la victoire sur l’instinct maternel aveugle ! Les femmes se rendent compte aujourd’hui que seule l’education des enfants par des gens specialement instruits et choisis a cet effet peut former l’homme de la societe moderne. L’amour maternel d’autrefois, presque insense, n’existe plus. Toute mere sait que le monde entier choie son enfant, au lieu de le menacer comme jadis. Voila pourquoi a disparu l’amour inconscient de la louve, ne de la peur bestiale pour son petit.
— Je le comprends, dit Niza, mais seulement par l’esprit.
— Et moi, je sens de tout mon etre que le bonheur supreme de faire du bien a autrui est desormais accessible a tout le monde, independamment de l’age. Ce bonheur qui n’etait reserve qu’aux parents, aux grands-parents, et surtout aux meres ... Pourquoi garder son petit ? C’est aussi une survivance des epoques ou les femmes menaient une vie recluse et ne pouvaient accompagner partout leurs maris. Tandis que vous, vous serez ensemble tant que durera votre amour ...
— Je ne sais pas, j’ai parfois un desir si violent de voir a mes cotes un petit etre fait a son image, que mes mains se crispent ... et puis ... non, je ne sais rien ...
— Nous avons l’ile des Meres, Java, ou habitent celles qui veulent elever elles-memes leurs enfants ; les veuves, par exemple ...
— Oh non ! Mais je pourrais etre educatrice, a l’instar de celles qui adorent les enfants. Je me sens tant de forces et j’ai deja ete dans le Cosmos ...
Veda se radoucit.
— Vous etes la jeunesse personnifiee, Niza, et pas seulement du point de vue physique. Comme tous les gens tres jeunes, vous ne voyez pas que les contradictions de la vie c’est la vie elle-meme ; que les joies de l’amour apportent toujours des inquietudes, des soucis et des chagrins, d’autant plus penibles que l’amour est plus fort. Et vous craignez de tout perdre au premier coup du destin.
A ces mots, Veda eut une revelation : non, la jeunesse n’etait pas la seule cause des inquietudes et des desirs de Niza.
Comme tant d’autres, Veda avait le tort de croire que les blessures de l’ame guerissent aussi vite que les lesions du corps. Or, il n’en est rien : la blessure psychique persiste longtemps, tres longtemps, sous le couvert d’un corps sain et peut se rouvrir a l’improviste, pour une cause parfois insignifiante. Ainsi, pour Niza, cinq ans de paralysie et d’inconscience absolue avaient pourtant laisse un souvenir dans toutes les cellules du corps ... l’horreur de la rencontre avec la croix monstrueuse qui avait failli tuer Erg Noor !
Niza, qui devinait les pensees de sa compagne, dit d’une voix sourde :
— Depuis l’aventure de l’etoile de fer, j’eprouve un malaise singulier. Un vide angoissant demeure au fond