presentateur.
« Madame Montag », disait-il. Ceci, cela, et blablabla.
« Madame Montag... » Et patati et patata. Le convertisseur special, qui leur avait coute cent dollars, emettait automatiquement le nom de Mildred chaque fois que le presentateur s’adressait a son public anonyme, laissant un blanc ou pouvaient s’inserer les syllabes appropriees.
Un brouilleur special permettait a son image televisee, au niveau des levres, d’articuler merveilleusement voyelles et consonnes. C’etait un ami, sans nul doute, un veritable ami. « Madame Montag... regardez un peu par ici. » Elle tourna la tete, mais il etait visible qu’elle n’ecoutait pas.
Montag dit : « D’ici a ce que je n’aille pas travailler aujourd’hui, ni demain, que je ne remette plus jamais les pieds a la caserne, il n’y a qu’un pas.
— Mais tu vas quand meme aller travailler ce soir, non?
— Je n’ai rien decide. Pour l’instant j’ai une terrible envie de tout casser, de tout foutre en l’air.
— Prends la coccinelle.
— Non, merci.
— Les clefs sont sur la table de nuit. J’apprecie toujours de rouler a toute allure quand je me sens comme ca. Tu pousses a cent cinquante et ca va beaucoup mieux.
Des fois, je conduis toute la nuit et je reviens sans que tu t’en apercoives. En pleine campagne, c’est l’eclate. On ecrase des lapins, parfois des chiens. Prends la coccinelle.
— Non, je n’en ai pas envie, pas cette fois. Je veux me concentrer sur ce drole de truc. Bon sang, ca me travaille. Je ne sais pas ce que c’est. Je suis horriblement malheureux, je suis dans une rogne folle, et je ne sais pas pourquoi, mais on dirait que je prends du poids. Je me sens lourd. Comme si j’avais mis un tas de choses en reserve sans savoir quoi. Pour un peu, je me mettrais a lire des bouquins.
— On te flanquerait en prison, non ? » Elle le regarda comme s’il etait derriere le mur de verre.
Il se mit a s’habiller, allant et venant comme un fauve en cage. « Oui, et ce serait peut-etre une bonne solution.
Avant que je fasse du mal a quelqu’un. Tu as entendu Beatty ? Tu l’as ecoute ? Il a reponse a tout. Il a raison.
Le bonheur, c’est ca l’important. S’amuser, il n’y a que ca qui compte. Et pourtant je suis la a me repeter : Je ne suis pas heureux, je ne suis pas heureux.
— Moi je le suis, dit Mildred avec un sourire epanoui.
Et j’en suis fiere.
— Je vais faire quelque chose. Je ne sais pas encore quoi, mais ca va faire du bruit.
— J’en ai assez d’ecouter ces betises », dit Mildred en se retournant vers le presentateur.
Montag effleura la commande du volume dans le mur et le presentateur se retrouva muet.
« Millie ? » Il marqua un temps. « Cette maison est autant a toi qu’a moi. C’est la moindre des choses que je te previenne maintenant. J’aurais du t’en parler plus tot, mais je n’arrivais pas a me l’avouer a moi meme. Je veux te montrer quelque chose, quelque chose que j’ai mis de cote et cache pendant un an, de temps en temps, a l’occasion, je ne sais pas pourquoi, mais je l’ai fait et ne t’en ai jamais parle. » Il saisit une chaise a dossier droit, la transporta lentement mais surement dans le couloir pres de la porte d’entree, grimpa dessus et se tint un moment comme une statue sur son piedestal, tandis que sa femme, debout au-dessous de lui, attendait. Puis il tendit la main, retira la grille du climatiseur, allongea le bras loin a l’interieur, sur la droite, fit glisser une autre cloison metallique et sortit un livre. Sans le regarder, il le laissa tomber par terre. Puis il replongea sa main dans l’orifice et en ressortit deux autres livres qu’il lacha comme le premier. Il repeta son geste, continuant a faire pleuvoir des livres, des petits et des gros, des jaunes, des rouges, des verts.
Quand il eut fini, il baissa les yeux ; une vingtaine de livres gisaient aux pieds de sa femme.
« Je suis desole, dit-il. Je n’ai pas veritablement reflechi. Mais on dirait que nous sommes tous les deux dans le bain a present. » Mildred recula comme si elle etait soudain confrontee a une armee de souris surgies du plancher. Il entendait son souffle precipite et ses yeux s’ouvraient demesurement dans un visage devenu livide. Elle repeta deux ou trois fois le nom de Montag. Puis, laissant echapper un gemissement, elle se precipita, saisit un livre et courut vers l’incinerateur de la cuisine.
Montag la rattrapa, lui arrachant un hurlement. Il la ceintura tandis qu’elle essayait de se degager, toutes griffes dehors.
« Non, Millie, non ! Attends ! Arrete, veux-tu ? Tu ne sais pas... arrete ! » Il la gifla, l’empoigna de nouveau et la secoua.
Elle repeta son nom et se mit a pleurer.
« Millie ! dit-il. Ecoute. Accorde-moi une seconde, veux-tu ? Nous n’y pouvons rien. On ne peut pas bruler ces livres. Je veux y jeter un ?il, au moins une fois. Ensuite, si ce que dit le capitaine est vrai, on les brulera ensemble, crois-moi, on les brulera ensemble. Il faut que tu m’aides. » Il plongea son regard dans le sien et lui releva le menton tout en la tenant fermement. Ce n’etait pas seulement elle qu’il regardait ; c’etait lui-meme, et ce qu’il devait faire, qu’il cherchait dans son visage.
« Que ca nous plaise ou non, nous sommes dans le bain.
Je ne t’ai pas demande grand-chose toutes ces annees, mais je te le demande maintenant, je t’en supplie. Il nous faut un point de depart pour decouvrir ce qui nous a conduits a un tel desastre, toi et tes comprimes le soir, et la voiture, et moi et mon travail. On va droit vers le gouffre, Millie. Bon sang, je ne veux pas faire la culbute.
Ca ne va pas etre facile. On n’a rien pour nous guider, mais peut-etre qu’on peut tirer les choses au clair et s’entraider. J’ai tellement besoin de toi en ce moment, tu ne peux pas savoir. Si tu m’aimes un tant soit peu tu supporteras ca, vingt-quatre, quarante-huit heures, je ne t’en demande pas plus, ensuite ce sera fini. Promis, jure ! Et s’il y a quelque chose la-dedans, rien qu’une petite chose a tirer de tout ce gachis, peut-etre qu’on pourra le communiquer a quelqu’un d’autre. » Elle avait cesse de lutter ; il la relacha. Elle s’eloigna de lui telle une poupee de son, se laissa glisser le long du mur et resta assise par terre a contempler les livres.
Le bout de son pied en effleura un ; elle s’en apercut et l’en eloigna aussitot.
« Cette femme, l’autre nuit, Millie, tu n’etais pas la, tu n’as pas vu sa figure. Et Clarisse. Tu ne lui as jamais parle. Moi si. Et il y a des gens comme Beatty qui ont peur d’elle. Je n’arrive pas a comprendre. Pourquoi devraient-ils avoir si peur de quelqu’un comme elle ? Mais j’ai passe toute la nuit a la comparer aux types de la caserne, et brusquement je me suis rendu compte que je ne pouvais plus les sentir, que je ne pouvais plus me sentir moi-meme. Et je me suis dit que le mieux serait peut-etre de bruler les pompiers eux-memes. — Guy ! » La porte d’entree lanca doucement : « Madame Montag, madame Montag, il y a quelqu’un, il y a quelqu’un, madame Montag, madame Montag, il y a quelqu’un. » Tout doucement.
Leurs yeux allerent de la porte aux livres eparpilles sur le sol.
« Beatty ! s’exclama Mildred.
— Impossible.
— Il est revenu ! » chuchota-t-elle.
La voix de la porte d’entree reprit sa douce rengaine : « Il y a quelqu’un...
— On ne repond pas. » Montag s’adossa au mur, s’accroupit lentement et se mit a tripoter les livres d’un air hebete, les repoussant du pouce ou de l’index. Il tremblait et n’avait plus qu’une envie : remettre les livres au fond du climatiseur ; mais il se savait incapable d’affronter de nouveau Beatty. Il finit par s’asseoir tandis que la voix de la porte d’entree se faisait plus insistante. Montag ramassa un petit volume. «Par ou commencet-on ? » Il entrouvrit le livre et y jeta un coup d’?il. « On commence par le commencement, je suppose.
— Il va entrer, dit Mildred, et nous bruler avec les livres ! » La voix de la porte s’estompa enfin. Silence. Montag sentait une presence derriere le panneau ; quelqu’un attendait, ecoutait.
Puis des pas s’eloignerent dans l’allee et de l’autre cote de la pelouse.
« Voyons un peu de quoi il s’agit », dit Montag.
Les mots avaient du mal a sortir tant il etait intimide.
Il parcourut une douzaine de pages au hasard et tomba finalement sur ce passage : « 'On a calcule que onze mille personnes ont bien des fois prefere souffrir la mort plutot que de se resoudre a casser les ?ufs par le petit bout.' » Mildred etait assise dans le couloir juste en face de lui. « Qu’est-ce que ca veut dire ? Ca ne veut rien dire du tout ! Le capitaine avait raison !
— Attends, dit Montag. On va recommencer en partant du debut. »