les aisselles, le visage macule de suie. Les autres pompiers attendaient derriere lui dans l’obscurite, les traits legerement eclaires par les decombres fumants.
Montag s’y reprit a deux fois avant de parvenir a formuler sa pensee.
« C’est ma femme qui a donne l’alarme ? » Beatty acquiesca. « Ses amies nous.avaient deja prevenus, mais j’avais laisse courir. De toute facon, ton compte etait bon. Quelle stupidite d’aller comme ca citer de la poesie a tous vents. Quel snobisme imbecile. Donnez quelques vers en pature a quelqu’un et le voila qui se prend pour le roi de la Creation. Tu te crois capable de marcher sur l’eau avec tes bouquins. Eh bien, le monde peut tres bien s’en passer. Vois ou ils t’ont mene, dans la merde jusqu’au cou. Que je la remue du petit doigt, et tu te noies ! » Montag etait incapable de bouger. Un terrible tremblement de terre s’etait joint au feu pour raser la maison, Mildred etait quelque part sous les ruines, ainsi que toute son existence, et il etait incapable de bouger. Il conti nuait de sentir en lui les secousses, eboulements et vibrations du seisme et il restait la, les genoux flechis sous l’enorme poids de la fatigue, de l’ahurissement et de l’humiliation, laissant Beatty l’accabler sans meme lever la main.
«Montag, espece d’idiot, Montag, pauvre imbecile que tu es ; qu’est-ce qui t’a pousse a faire ca ? » Montag n’entendait pas, il etait tres loin, dans un reve de fuite, parti, abandonnant derriere lui ce cadavre couvert de suie qui tanguait devant un autre fou furieux.
« Montag, fichez le camp ! » dit Faber.
Montag tendit l’oreille.
Beatty lui assena un coup sur le crane qui le fit trebucher en arriere. La balle verte dans laquelle la voix de Faber murmurait ses adjurations tomba sur le trottoir.
Beatty s’en empara, un grand sourire aux levres. Il l’approcha de son oreille.
Montag entendit la voix lointaine qui l’interpellait.
« Montag, ca va ? » Beatty coupa le contact et fourra la balle verte dans sa poche. « Eh bien... ca va plus loin que je ne pensais.
Je t’ai vu pencher la tete, l’air d’ecouter quelque chose.
D’abord j’ai cru que c’etait un Coquillage. Mais quand tu t’es mis a jouer les petits malins un peu plus tard, je me suis interroge. On va remonter a la source et coincer ton petit copain.
— Non ! » fit Montag.
Il libera le cran de surete du lance-flammes. Le regard de Beatty se fixa aussitot sur les doigts de Montag et ses yeux se dilaterent legerement. Montag y lut de la surprise et baissa lui-meme les yeux sur ses mains pour voir ce qu’elles avaient encore fait. En y repensant plus tard, il ne parvint jamais a decider si c’etaient ses mains ou la reaction de Beatty a leur mouvement qui lui avait donne le coup de pouce final sur la voie du meurtre. Le dernier roulement de tonnerre de l’avalanche qui avait gronde a ses oreilles, sans le toucher.
Beatty arbora son sourire le plus charmeur. « Ma foi, voila un bon moyen de s’assurer un public. Mettre un homme en joue et le forcer a vous ecouter. Fais-nous ton petit laius. Qu’est-ce que ce sera cette fois ? Pourquoi ne pas me sortir du Shakespeare, pauvre snobinard d’operette ? 'Je ne crains pas tes menaces, Cassius, car ma probite me fait une telle armure qu’elles passent sur moi comme un vent futile auquel je ne m’arrete point !' Qu’en dis-tu ? Allez, vas-y, litterateur d’occasion, presse la detente. » Il fit un pas vers Montag.
Qui declara simplement : « Nous n’avons jamais brule ce qu’il fallait...
— Donne-moi ca, Guy », dit Beatty sans se departir de son sourire.
Puis il ne fut plus qu’une torche hurlante, un pantin desarticule, gesticulant et bafouillant, sans plus rien d’humain ni de reconnaissable, une masse de flammes qui se tordait sur la pelouse tandis que Montag continuait de l’arroser de feu liquide. Il y eut un sifflement pareil a celui d’un jet de salive lance sur un poele chauffe au rouge, un grouillement de bulles, comme si l’on venait de saupoudrer de sel un monstrueux escargot noir pour lui faire degorger l’horreur d’une ecume jaunatre.
Montag ferma les yeux, se mit a hurler et se debattit pour plaquer ses mains sur ses oreilles. Beatty se contorsionnait interminablement. Enfin il se recroquevilla comme une poupee de cire carbonisee, s’immobilisa, et le silence se fit.
Les deux autres pompiers etaient statufies.
Montag reprima sa nausee le temps de braquer son lance-flammes sur eux. « Retournez-vous ! » Ils obtempererent, le visage livide, ruisselant de sueur ; il leur assena un grand coup sur la tete, faisant sauter leur casque, et ils s’ecroulerent, assommes.
Chuchotis d’une feuille d’automne poussee par le vent.
Il pivota. Le Limier etait la.
Ayant deja atteint le milieu de la pelouse, surgi de l’ombre, il se deplacait avec une telle legerete que l’on aurait dit un nuage solidifie de fumee noiratre en train de flotter silencieusement vers lui.
Le monstre fit un dernier bond, s’elevant a plus d’un metre au-dessus de la tete de Montag avant de retomber sur lui, ses pattes d’araignee tendues pour le saisir, l’aiguille de procaine pointant furieusement son unique dent. Montag le piegea dans une fleur de feu, une merveilleuse eclosion de petales jaunes, bleus et orange qui enveloppa le chien de metal, le dota d’une nouvelle parure tandis qu’il s’abattait sur lui, l’expediant a trois metres, lui et son lance-flammes, contre un tronc d’arbre. Il sentit la chose jouer des griffes, lui saisir la jambe et y planter un instant son aiguille avant que le feu ne le projette en l’air, desarticule son ossature metallique et fasse exploser ses entrailles en un ultime rougeoiement, comme une fusee a baguette plantee dans la rue.
Allonge par terre, Montag regarda la creature a demi morte battre l’air et mourir. Meme en l’etat, elle avait l’air de vouloir revenir a la charge pour achever l’injec tion dont il commencait a sentir les effets dans sa jambe.
Il eprouvait le melange de soulagement et d’horreur de qui s’est gare d’un chauffard juste a temps pour n’avoir que le genou heurte par le pare-chocs, craignant de ne pouvoir de se tenir debout avec une jambe anesthesiee.
Un engourdissement dans un engourdissement creuse au sein d’un engourdissement...
Et maintenant... ?
La rue vide, la maison brulee comme un vieux morceau de decor, les autres maisons plongees dans l’obscurite, le Limier ici, Beatty la-bas, les deux autres pompiers ailleurs, et la Salamandre... ? Il contempla l’enorme machine. Elle aussi allait devoir disparaitre.
Bon, se dit-il, voyons un peu dans quel etat tu es. Allez, debout. Doucement, doucement... la.
Il se releva, mais il n’avait plus qu’une jambe. L’autre etait comme une buche calcinee qu’il etait condamne a trainer en expiation de quelque obscur peche. Quand il fit porter son poids dessus, un flot d’aiguilles en argent lui remonta le long du mollet pour exploser dans son genou. Il en eut les larmes aux yeux. Allez ! Avance, tu ne peux pas rester ici !
Quelques lumieres se rallumaient dans la rue, consequence de ce qui venait de se produire ou resultat du silence anormal qui avait suivi la bataille, Montag n’en savait rien. Il contourna les ruines en boitillant, empoignant sa jambe paralysee quand elle restait a la traine, lui parlant, la suppliant, la guidant a grands coups de gueule, la maudissant, l’adjurant de pas lui refuser une aide devenue vitale. Il atteignit l’arriere-cour et la ruelle.
Beatty, pensa-t-il, tu n’es plus un probleme. Tu disais toujours : N’affronte pas les problemes, brule-les. Eh bien, j’ai fait les deux. Adieu, capitaine.
Et, clopin-clopant, il suivit la ruelle dans le noir.
Une decharge de chevrotines lui dechirait la jambe chaque fois qu’il s’appuyait dessus et il se disait : Idiot, pauvre idiot, triple idiot, cretin, triple cretin, pauvre cretin, idiot, pauvre idiot ; regarde ce gachis et pas de serpilliere, regarde ce gachis, et qu’est-ce que tu vas faire ?
Maudits soient ta fierte et ton fichu caractere, tu as tout fait rater, des le debut tu vomis sur tout le monde et sur toi. Mais tout ca a la fois, une chose apres l’autre, Beatty, les femmes, Mildred, Clarisse, tout ca. N’empeche que tu n’as aucune excuse, aucune excuse. Idiot, pauvre idiot, va donc te livrer !
Non, on sauvera ce qu’on pourra, on fera ce qu’il reste a faire. Si on est condamne a bruler, entrainons-en d’autres dans le feu. La !
Il se souvint des livres et revint sur ses pas. A tout hasard...
Il en retrouva quelques-uns la ou il les avait laisses, pres de la cloture du jardin. Mildred, Dieu merci, en avait oublie. Quatre livres etaient encore la ou il les avait caches. Des voix s’elevaient dans la nuit et des faisceaux lumineux dansaient ici et la. D’autres Salamandres rugissaient au loin, dont les sirenes croisaient celles de la police.