Montag prit les quatre livres qui restaient et, sautillant, claudiquant, sautillant, regagna l’allee. Pour s’ecrouler brutalement, comme si on lui avait separe la tete du corps. Quelque chose en lui l’avait stoppe net et terrasse. Il resta la ou il etait tombe et se mit a sangloter, les jambes repliees, le visage presse contre le gravier, aveugle a tout.

Beatty voulait mourir.

Au milieu de ses larmes, Montag en eut la certitude.

Beatty avait voulu mourir. Il etait reste la, sans vraiment chercher a sauver sa peau, juste reste la, a plaisanter, a l’asticoter, songea Montag, et cette pensee suffit a etouffer ses sanglots et a lui donner le temps de reprendre son souffle. Quelle chose etrange, etrange, de desirer mourir au point de laisser un homme se promener arme et, au lieu de se taire et de rester en vie, de lui gueuler apres et de se moquer de lui jusqu’a le faire sortir de ses gonds et...

Des pas precipites au loin.

Montag s’assit. Filons d’ici. Allez, debout, debout, tu ne peux pas rester la ! Mais il continuait de pleurer et il fallait que ca cesse. Oui, voila que ca se calmait. Il n’avait voulu tuer personne, pas meme Beatty. Sa chair l’etreignit, se contracta comme si on l’avait plonge dans de l’acide. Il eut un haut-le-c?ur. Il revit Beatty, transforme en torche, immobile, en train de s’eteindre peu a peu sur la pelouse. Il se mordit les phalanges. Je regrette, je regrette, Dieu, que je regrette...

Il s’efforca de reconstituer le puzzle, de revenir au cours normal de la vie quelques malheureux jours plus tot, avant le tamis et le sable, le Dentifrice Denham, les voix-papillons, les lucioles, les alarmes et les expeditions, trop de choses pour quelques malheureux jours, trop de choses, en verite, pour une vie entiere.

Des pas precipites a l’autre bout de la ruelle.

« Debout ! s’exhorta-t-il. Debout, nom d’un chien ! » dit-il a sa jambe, et il se releva. Aie, on lui en foncait des clous dans la rotule, puis ce ne furent que des aiguilles a repriser, puis de simples epingles de surete, et au bout d’une cinquantaine de petits sauts, alors que les echardes de la palissade s’accumulaient dans sa main, le picotement se reduisit a ce qu’aurait pu provoquer une brumisation d’eau bouillante. Et sa jambe redevint enfin sienne. Il avait craint de se rompre la cheville en courant. Maintenant, aspirant la nuit a pleins poumons pour la recracher toute pale, le lourd depot de sa noirceur au fond de lui, voila qu’il adoptait un petit trot regulier, les livres entre ses mains.

Il pensa a Faber.

Faber etait reste la-bas dans ce tas de goudron fumant qui n’avait plus nom ni identite. Il avait aussi brule Faber. Il en eprouva un tel choc qu’il crut un instant que le vieillard etait reellement mort, roti comme un cancrelat dans cette petite capsule verte perdue dans la poche d’un homme qui n’etait plus qu’un squelette corde de tendons de bitume.

Retiens bien ca, songea-t-il, brule-les, ou ce sont eux qui te bruleront. A present ce n’est pas plus complique que ca.

Il fouilla dans ses poches ; non seulement l’argent etait toujours la, mais il retrouva aussi le Coquillage d’usage ou la cite se parlait a elle-meme dans le froid noir du matin.

« Communique de la police. Criminel en fuite. Recherche pour meurtre et crimes contre l’Etat. Nom : Guy Montag. Profession : pompier. Vu pour la derniere fois... » Maintenant son allure, il suivit la ruelle sur six pates de maisons avant de deboucher sur un boulevard a dix voies completement desert. Sous la lumiere crue des hautes lampes a arc, on aurait dit un fleuve gele desormais interdit aux bateaux. On risquait de se noyer a essayer de le traverser, se dit-il ; il etait trop large, trop degage. C’etait une immense scene sans decor qui l’invitait a s’y elancer, facile a voir dans l’eclat des lampadaires, facile a capturer, facile a abattre.

Le Coquillage bourdonna dans son oreille.

«... recherchez un homme en fuite... recherchez l’homme en fuite... recherchez un homme seul, a pied...

recherchez... » Montag se rabattit dans l’ombre. Une station-service se dressait un peu plus loin, gros morceau de porcelaine neigeuse, etincelante, ou deux coccinelles argentees venaient de s’arreter pour faire le plein. Pour l’instant, il lui fallait etre propre et presentable s’il voulait marcher et non courir, traverser d’un pas decontracte ce vaste boulevard. Il beneficierait d’une marge de securite supplementaire s’il pouvait se nettoyer et se donner un coup de peigne avant de poursuivre son chemin... pour aller ou ?

Oui, songea-t-il, je vais ou, la ?

Nulle part. Il n’avait aucun endroit ou se refugier, aucun ami vers qui se tourner. Sauf Faber. Du coup, il s’apercut qu’il se dirigeait effectivement vers la maison de Faber, d’instinct. Mais Faber ne pouvait pas le cacher ; ce serait du suicide de seulement s’y risquer. Il savait pourtant qu’il irait le voir, ne serait-ce que quelques minutes. Il n’y avait que chez Faber qu’il pourrait raffermir sa foi de plus en plus chancelante en sa capacite de survie. Il avait seulement besoin de savoir qu’il existait des hommes comme Faber en ce monde. Il voulait le voir vivant et non brule, la-bas, comme un corps enchasse dans un autre corps. Et bien entendu, il fallait lui laisser une fraction de l’argent pour qu’il en fasse usage une fois Montag reparti. Peut-etre pourrait-il se perdre dans la nature et vivre au milieu ou a proximite d’une riviere, ou aux environs d’une autoroute, dans les champs et les collines.

Un immense murmure tournoyant lui fit lever la tete.

Les helicopteres de la police s’elevaient au loin, minuscules, a croire que quelqu’un venait de souffler sur les aigrettes grises d’une fleur de pissenlit dessechee.

Deux douzaines d’entre eux s’affairerent, flottant, indecis, a quatre ou cinq kilometres de distance, tels des papillons surpris par l’automne, puis, decrochant brusquement, ils atterrirent un par un, ici, la, brassant doucement l’air avant de redevenir des coccinelles et de s’elancer en hurlant le long des boulevards ou, tout aussi soudainement, de redecoller pour poursuivre leurs recherches.

Les employes de la station-service s’occupaient de leurs clients. S’approchant par-derriere, Montag penetra dans les toilettes pour hommes. A travers la cloison d’aluminium, il entendit une radio annoncer : « La guerre vient d’etre declaree. » Dehors, l’essence coulait dans les reservoirs. Les occupants des coccinelles et les pompistes discutaient moteurs, carburant, sommes a regler. Montag s’efforca de se sentir bouleverse par l’impavide communique de la radio, mais rien ne se produisit. La guerre allait devoir attendre une heure ou deux avant de trouver place dans son dossier personnel.

Il se lava les mains et la figure et se secha avec une serviette en faisant le minimum de bruit. Puis il sortit des toilettes, referma precautionneusement la porte et s’enfonca dans l’obscurite pour se retrouver enfin au bord du boulevard desert.

Il s’etendait devant lui pour une partie qu’il devait remporter, vaste piste de bowling dans la froidure du matin. Aussi propre que la surface d’une arene deux minutes avant l’apparition d’allez savoir quelles victimes sans noms et quels bourreaux anonymes. La chaleur du corps de Montag suffisait a faire trembler l’air au-dessus du vaste fleuve de beton ; il lui paraissait incroyable que sa temperature puisse ainsi faire vibrer la totalite du monde environnant. Il constituait une cible phosphorescente ; il le savait, le sentait. Et voila qu’il lui fallait se lancer dans son petit parcours.

Quelques phares brillerent a trois rues de distance.

Montag respira a fond. Ses poumons lui faisaient l’effet d’un buisson ardent dans sa poitrine. Sa course lui avait desseche la bouche. Un gout de fer ensanglante stagnait dans sa gorge et de l’acier rouille lui lestait les pieds.

Que penser de ces lumieres la-bas ? Une fois en marche, il allait falloir estimer en combien de temps ces coccinelles seraient ici. Voyons, a quelle distance se trouvait l’autre trottoir ? En gros a une centaine de metres. Probablement moins, mais tabler quand meme sur ce chiffre, sur la lenteur de son allure, celle d’un simple promeneur ; dans ce cas, il lui faudrait bien trente a quarante secondes pour faire le trajet. Les coccinelles ? Une fois lancees, elles pouvaient laisser trois pates de maisons derriere elles en une quinzaine de secondes. Donc, meme s’il se mettait a courir a mi-parcours...

Il avanca le pied droit, puis le gauche, puis le droit.

S’engagea sur l’avenue deserte.

Meme si la chaussee etait entierement deserte, on ne pouvait, bien entendu, etre assure de traverser sans encombres. Une voiture pouvait surgir au sommet de la cote a quatre rues d’ici et etre sur vous et au-dela avant que vous ayez eu le temps de respirer.

Montag decida de ne pas compter ses pas. Ne regarda ni a droite ni a gauche. La lumiere des lampadaires

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