chaque fois sur les doigts. Il vit Patrick, un Patrick absolument calme, endormi, le dos appuye contre le phare arriere de l’helicoptere, l’air concentre et pensif. Et, tournant la tete, il vit pratiquement au-dessus de lui le mur d’un noir anthracite de la Vague qui tapissait le ciel d’un rideau de velours.

— Mais arretez donc de charger ! cria Pagava, juste dans ses oreilles. Reprenez vos esprits ! Laissez immediatement tomber ce cercueil !

Le chemostaseur se fracassa lourdement sur le beton.

— Rejetez tout ! criait Pagava, en devalant le perron. Montez tous immediatement dans l’helicoptere ! Vous etes aveugles ou quoi ? Skliarov, ce n’est pas aux murs que je parle ! Patrick, c’est le moment de dormir ?

Robert ne bougea pas. Patrick non plus. Au meme instant, Malaiev, faisant poids de tout son corps, referma la porte du pterocar et agita les bras. Le pterocar ouvrit ses ailes, bondit maladroitement et, penchant d’un cote, disparut derriere les toits. Des caisses pleuvaient de l’helicoptere. Quelqu’un vociferait d’une voix larmoyante : « Je ne donne pas ca, Chota Petrovitch ! Ca, je ne leur donne pas ! » « Si, mon tres cher ! hurlait Pagava. Et plutot deux fois qu’une ! » Malaiev arriva en courant vers Pagava, criant quelque chose et montrant le ciel. Robert leva les yeux. Un petit helicoptere de guidage, herisse d’antennes, survola la place dans un hurlement epouvantable de moteur surchauffe et fonca vers le sud. Pagava leva ses poings serres au-dessus de sa tete :

— Ou est-ce qu’il va ? tonitrua-t-il. Demi-tour ! Demi-tour, je vous dis ! (Suivit un gros juron en georgien.) Arretez immediatement cette panique ! Faites-le revenir !

Pendant tout ce temps, Robert etait reste sur le perron, tenant sur son epaule douloureuse le lourd carton. Il avait l’impression d’etre au cinema. « Voila, on decharge un helicoptere. C’est-a-dire, on en balance tout ce qui tombe sous la main. L’helicoptere est en effet surcharge : ca se voit a son train d’atterrissage enfonce. A cote de l’helicoptere, une cohue. Avant, c’etait la cohue avec des cris, maintenant tout le monde se tait. Hassan suce les jointures de ses doigts : il se les est probablement ecorchees. Patrick, apparemment, s’est endormi pour de bon. Comme si c’etait le moment et, surtout, l’endroit ! Cari Hoffman, ce pedant (c’est ca ce qu’on appelle « un savant reflechi et prudent ») attrape les caisses qui pleuvent de l’helicoptere et s’efforce de les ranger soigneusement — sans doute, pour s’auto-affirmer. Pagava sautille avec impatience pres de l’helicoptere et regarde sans relache tantot la Vague tantot la tour de controle. De toute evidence, il n’a pas envie de partir et il regrette que le chef, ici, ce soit lui. Malaiev se tient a l’ecart et regarde lui aussi la Vague, sans la quitter des yeux, avec une hostilite froide. A l’ombre du cottage de Patrick, il y a mon flyer. C’est curieux, qui l’a gare la-bas et pourquoi ? Personne ne fait attention au flyer ; d’ailleurs, personne ici n’en a besoin : ils sont encore au moins une dizaine. L’helicoptere est bien, puissant, de la classe « griffon », mais avec ce chargement-la il volera a moitie de sa vitesse. » Robert posa le carton sur une marche.

— Nous n’aurons pas le temps, dit Malaiev.

Sa voix trahissait une telle angoisse et une telle amertume que Robert en fut surpris. Mais il savait deja que, tous, ils auraient le temps. Il s’approcha de Malaiev.

— Il y a encore un « charybde » de reserve, dit-il. Est-ce qu’un quart d’heure vous suffit ?

Malaiev le regarda sans comprendre.

— Il y a deux « charybdes » de reserve, dit-il froidement ; et, soudain, il comprit.

— Bon, dit Robert. N’oubliez pas Patrick. Il est de l’autre cote de l’helicoptere.

Robert tourna le dos a Malaiev et partit en courant. On cria derriere, mais il n’y preta pas attention. U courait de toutes ses forces, enjambant des appareils abandonnes, des plates-bandes de plantes decoratives, des buissons soigneusement tailles, aux fleurs blanches odorantes. U courait vers la banlieue ouest. Sur sa droite, au-dessus des toits, se dressait le mur de velours noir, butant sur le Zenith ; a gauche flamboyait un eblouissant soleil blanc. Robert contourna la derniere maison et se heurta aussitot a la poupe immense du « charybde ». Il vit des lambeaux de verdure, coinces dans les jointures des gigantesques chenilles, les petales dechiquetes d’une fleur vive colles a l’engrenage, le tronc ecorche d’un jeune palmier pointant entre les machoires ; sans lever les yeux, il escalada en rampant une echelle droite, se brulant les mains aux barreaux chauffes a blanc par le soleil. Toujours sans lever les yeux, il glissa sur le dos a l’interieur de la cabine de direction manuelle, s’assit dans le fauteuil, rabattit la visiere en acier devant son visage et, comme a l’accoutumee, ses mains se mirent a travailler automatiquement. Sa main droite se tendit en avant et brancha le courant, simultanement sa main gauche embrayait, mettait la commande sur la position manuelle, tandis que sa main droite se retirait deja, cherchant la touche du starter ; lorsque, autour, tout hurla, tonna et trembla, sa main gauche, sans necessite aucune, brancha le systeme d’air conditionne. Puis, cette fois-ci consciemment, il chercha a tatons la manivelle de commande du capteur, la tira a fond vers lui et alors seulement il se decida a regarder a travers la visiere rabattue.

Juste devant lui il y avait la Vague. Personne depuis Lu n’avait probablement jamais ete aussi pres de la Vague. Elle etait simplement noire, sans la moindre nervure ; et, sur elle, la steppe inondee de soleil se detachait avec une nettete parfaite jusqu’a l’horizon. On distinguait chaque brin d’herbe, chaque petit buisson. Robert voyait meme des musaraignes, ebahies, figees en petites colonnes jaunes devant leurs trous.

Un hurlement sec et strident jaillit au-dessus de sa tete et commenca a croitre impetueusement : le capteur s’etait mis en marche. Le « charybde » se balancait doucement en avancant. Les batiments du village, enveloppes de poussiere, sautillaient dans le retroviseur. On n’apercevait plus l’helicoptere. Encore cent metres, non, cinquante metres, et ce serait assez. Il loucha vers la gauche, et il lui sembla que le mur de la Vague s’etait deja un peu incurve. Du reste, il pouvait difficilement en juger. « Peut-etre que je n’aurai pas le temps », pensa-t-il soudain. Il ne quittait pas des yeux les blanches colonnes de fumee qui s’elevaient au-dessus de l’horizon. La fumee se dissipait rapidement et a present elle etait a

peine visible. U serait interessant de savoir ce qui pouvait bruler dans un « charybde ».

« Stop, pensa-t-il, ecrasant le frein. Autrement il me sera impossible de m’enfuir. » Il regarda a nouveau dans le retroviseur. « Qu’est-ce qu’ils peuvent trainer, mais qu’est-ce qu’ils peuvent trainer », se dit-il. Devant le « charybde » une partie de la steppe, un enorme triangle dont la pointe etait le capteur, s’obscurcissait lentement. Soudain, les musaraignes sautillerent, alarmees ; l’une d’elles, a vingt pas de lui, tomba subitement sur le dos, agitant convulsivement ses pattes.

— Sauvez-vous, petites imbeciles, dit Robert a haute voix. Vous, vous pouvez  …

Et la, il vit un autre « charybde ». Il se trouvait a un demi-kilometre vers l’est, pointant avidement en l’air la gueule noire de son capteur ; devant l’engin, l’herbe etait aussi en train de s’obscurcir, frissonnant sous le froid intolerable.

Robert fut terriblement content. « Bravo, pensa-t-il. Quelqu’un d’intelligent ! De courageux ! Serait-ce Malaiev ? Et pourquoi pas ? Lui aussi, est un homme et rien de ce qui est humain ne lui est etranger  … Ou, peut- etre que c’est Pagava en personne ? Apres tout, non, on ne le laisserait tout simplement pas partir. On le ligoterait, on le fourrerait sous un siege et, par-dessus le marche, on l’ecraserait avec les pieds pour qu’il ne regimbe pas. Non, bravo, bravo a ce gars ! » Il poussa la trappe d’entree, se pencha et cria :

— He ! he ! he ! Courage, mon vieux ! A nous deux, on tiendra un an !

Il regarda les appareils et, aussitot, oublia tout. Les reservoirs a energie avaient atteint leur limite de capacite : derriere sa vitre couverte de poussiere, l’aiguille lumineuse butait sur la securite. U jeta un coup d’?il rapide dans le retroviseur et respira un peu mieux. Dans le ciel blanc au-dessus des toits du village, un petit point sombre diminuait sensiblement. « Encore une dizaine de minutes », pensa-t-il. A present, on voyait nettement que le front de la Vague devant le village etait incurve en arriere. La Vague contournait la zone d’action des « charybdes » par l’est et par l’ouest.

Robert resta immobile quelques instants, les dents serrees. Il employait toute son energie a chasser la vision d’un cadavre calcine dans le fauteuil du conducteur. Ce serait bien, apprendre a debrancher l’imagination selon son desir  … Il fremit et entrepris d’ouvrir toutes les trappes dont il se souvenait « Une lourde trappe ronde au-dessus de la tete. L* trappe gauche, ouvrir tout grand ! La trappe droite, deja entrouverte, tout grand aussi  … La petite porte derriere, menant aux machines  … Non, il vaut mieux la fermer : probablement, c’est la que se produit l’explosion, dans les reservoirs  … La fermer au verrou, au verrou  … » A cet instant precis l’autre « charybde » explosa.

Robert entendit un bref mais assourdissant coup de tonnerre ; il fut bouscule par une rafale d’air chaud et, se penchant par la trappe, il vit, a l’endroit ou etait son voisin, un enorme nuage de poussiere jaune, cachant la steppe, le ciel et la Vague ; a l’interieur du nuage quelque chose se consumait produisant une vive lumiere tremblotante. Un bruissement se fit entendre, puis un choc sonore, contre le blindage. Robert jeta un regard sur les appareils et bondit par la trappe de gauche.

Il tomba face contre terre dans l’herbe chaude et seche, se remit sur ses pieds et, courbe, se lanca vers le

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