— Elle a tellement servi qu’elle s’etait demodee.

— Il me semblait que ces affreux juges avaient le pouvoir de la retablir pour toi.

— Eh bien ! non, tu vois : ils ne m’ont pas fait cet honneur.

Il quitta la verriere et s’assit. Il renversa sa tete en arriere pour regarder le plafond de fibrociment ou des taches d’humidite inscrivaient des motifs surrealistes.

— Raconte ! murmura Frank.

— Quoi ?

— Ce que tu as fait pendant ces cinq annees.

— Je t’ai attendu.

Il se remit d’aplomb et lui jeta un regard indefinissable.

— Tu m’as attendu, tu m’as attendu… Mais puisque je ne devais jamais revenir !

— Quand on aime un homme comme je t’aime, Frank, il va toujours revenir !

Il ferma a demi les yeux, satisfait. Pendant quelques secondes, ce qu’il ressentit ressemblait a de la felicite.

— Fais voir, ta bouche !

Elle approcha lentement ses levres de celles de Frank et lui donna un intense baiser qu’il subit sans y participer, presque froidement. Devant cette totale absence de chaleur, elle recula et le regarda d’un air de reproche.

— Bonjour, Lisa, fit joyeusement Frank. Tu vois, c’est seulement maintenant que je te retrouve.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Jusqu’a present ca n’etait pas vraiment toi, mais plutot un reve de toi ; tu comprends ?

— Oui, je pense…

« Tu recevais mes lettres ? demanda-t-elle au bout d’un instant de silence.

Il fit un signe affirmatif.

— Pourquoi ne me repondais-tu pas ?

Frank haussa les epaules. Il ne tenait pas a aborder ce sujet, du moins pas encore. Les femmes gachent tout car elles sont toujours a contretemps. Il etait beaucoup trop tot pour aborder cette question. Par la suite ils auraient tout le temps d’y revenir, de s’expliquer…

— Reponds, supplia-t-elle, je t’en supplie, reponds.

— Je t’en voulais, assura le jeune homme.

C’etait tellement inattendu qu’elle demeura figee a ses cotes.

— Tu m’en voulais ? repeta Lisa incredule.

— D’etre libre, expliqua Frank.

— Mais je n’etais pas libre, s’ecria-t-elle, puisque tu etais en prison !

Frank tendit ses bras enchaines vers elle.

— Regarde ! fit-il.

Lisa baissa la tete.

— Repete, maintenant, que tu n’etais pas libre !

Elle prit les poignets de son compagnon et les baisa l’un apres l’autre.

— Moi, je n’etais pas prisonniere d’une cellule, mais d’une idee fixe, Frank. Te faire sortir de ce penitencier ! Je me repetais jour et nuit : Des murs, ce n’est rien, puisqu’il est vivant derriere ! Je me promenais sur le port. Je regardais ces anciens abris pour sous-marins tout demanteles, eux qui avaient ete si epais, si formidables, et je me disais : « Tout ce que font les hommes est si fragile que je dois pouvoir le sortir de la. Et je t’ai sorti de la ! cria-t-elle. Je t’en ai sorti, Frank !

Il cligna des yeux. Cela pouvait passer pour un merci.

— Tu vivais completement a Hambourg ?

— J’allais de temps en temps a Paris.

— Pour prendre l’air ? demanda Frank avec serieux.

— Pour garder le contact avec les autres. Je sentais qu’ils pourraient m’aider un jour.

— Les autres, reva Frank. Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

Elle baissa le ton.

— Oh, sans toi, la bande… C’est comme un fagot quand on rompt la ficelle : tout fiche le camp. Ils se sont mis a bricoler chacun de son cote. Il n’y a que Paulo et Freddy qui ont continue ensemble ; et il n’y a qu’eux qui ont ete gentils avec moi.

— Ah oui ! fit spontanement Frank.

Cette reaction reconforta Lisa. C’etait une marque d’interet, une veritable reprise de contact avec la vie. Frank allait se remettre en route, doucement. Il ne fallait rien brusquer. Il etait pareil a un moteur refroidi qu’on reanime precautionneusement, sans le pousser.

— Quand je leur ai dit qu’on pouvait tenter quelque chose pour te faire evader, ils n’ont pas hesite ni fait une seule objection.

Frank approuva.

— Et Paris ? demanda-t-il.

— Quoi, Paris ?

— Quand je pensais aux arbres, c’etaient a ceux de Paris.

— Il y en a de moins en moins.

— Ah oui, le beton, murmura-t-il. La-bas, comme ailleurs… Tu ne peux pas savoir le nombre de rues de Paris que j’ai decouvertes dans cette prison de Hambourg. Des rues dont j’ignore les noms et ou je ne suis passe qu’une fois, mais qui se mettaient a revivre dans ma memoire, avec leurs petites boutiques et leurs volets gris. Des rues de Montparnasse, des rues de Neuilly, des rues d’Asnieres, et puis des bars, des squares, le Parc des Princes. Meme la Seine, comme sur les cartes postales. Quand on quitte Paris, on a des souvenirs de touriste.

— Comme c’est bon de t’ecouter, dit-elle, transportee. Vois-tu, Frank, meme si nous nous faisons prendre, je crois que le moment que nous vivons… Tu comprends ?

— Oui, dit Frank, je comprends. Il faut savoir faire tenir toute sa vie a l’interieur de quelques minutes.

— Tous les jours, fit-elle, j’allais roder autour du penitencier. Je te l’ai dit dans mes lettres.

— Oui, tu me l’as dit. Je crois meme qu’un jour je t’ai apercue !

— C’est vrai !

— J’etais alle a l’infirmerie pour une blessure que je m’etais faite au doigt. Les vitres de l’infirmerie sont depolies, mais il y avait une fente dans le carreau.

Il revassa.

— Oui, je crois que c’etait toi. Tu as un manteau vert ?

— Non, dit Lisa.

— Alors ce n’etait pas toi. C’est bete d’avoir charrie cette silhouette pendant des mois en lui donnant ton visage, Lisa…

Il la regarda et chuchota :

— Ton beau visage… 

8

Le prepose de l’ascenseur serra la main de son collegue et s’en fut chercher sa bicyclette dans le cagibi reserve au personnel. Il enfila un long impermeable noir, mit ses gants de laine tricotes, et retourna a l’ascenseur, mais en qualite d’usager cette fois.

— A demain, lui lanca son collegue.

Le prepose qui venait de quitter son service etait un vieil homme bouffi. Il lui manquait une jambe depuis la derniere guerre et il se servait d’un velo special, a roue fixe, qui ne comportait qu’une seule pedale. Il descendit avec les ouvriers, sagement entasses sur les trottoirs de l’ascenseur, le centre de la cabine

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