— Enfin, tu me l’as dit !
Elle se sentit trop lasse pour protester. Apres tout, puisqu’il aimait se martyriser…
— Je te l’ai dit.
— Et tu le voyais seulement pour avoir de mes nouvelles ?
— Seulement pour ca, Frank.
Il grimaca. Il etait terrifiant. Son index decrivit un petit moulinet et il le vrilla mechamment dans la poitrine oppressee de Lisa.
— Or, Gessler venait me voir une fois par mois… A peine ! s’emporta le jeune homme en la secouant de nouveau. Tu entends, Lisa ?
— Et apres ? riposta Lisa. C’etait la seule personne que je connaissais dans ce pays. La seule qui pouvait quelque chose pour moi. La seule qui te voyait ! C’est pourtant facile a comprendre.
Il parut se calmer.
— Raconte-moi le projet d’evasion.
— Il me voyait si desemparee, si decidee a te faire sortir de la !
— C’est lui qui en a eu l’idee ?
— Oh ! non : c’est moi.
— Eh bien ! explique… Allons, ma prune, fais un effort. Tu as entendu ce qu’a dit Paulo : il est deja sept heures dix !
Lisa sursauta. Cette allusion a l’heure lui fit peur.
— Et alors ? demanda-t-elle, angoissee.
— Alors le temps presse ; parle !
L’instinct de la jeune femme l’avertit d’un danger imprevu. Frank venait de decider une chose effrayante ; elle le lisait dans ses yeux bleus et purs comme le vide.
— Frank, pourquoi dis-tu que le temps presse.
Il sourit en guise de reponse.
— Tu lui as demande s’il acceptait de t’aider a organiser mon evasion.
Elle opina.
— Et qu’a-t-il repondu ?
— Pour commencer, il a pretendu que c’etait de la folie et que la chose n’etait pas realisable.
— Mais ensuite il a accepte !
— Il m’a dit que je ne pouvais tenter cela qu’avec l’aide de gens qualifies. C’est alors qu’il m’a adressee a Bergham, tu en as entendu parler ?
Frank secoua la tete :
— Tu sais bien que je ne frequente pas mes confreres ! ironisa le garcon. Continue !
— J’ai vu Bergham, et il a fait son prix.
— C’etait quand ?
— Il y a pres d’un an. Mais il devait attendre l’occasion, c’est pourquoi les choses ont tant traine.
— Et toi ?
— Comment, moi ?
— Tu voyais toujours Gessler pendant ce temps ?
— Pourquoi ne l’aurais-je plus vu ?
— Tu couchais avec lui ?
Cette question le torturait depuis le debut et il avait suivi ces longs detours, accumule tous ces preambules avant d’oser la poser. Lisa pensa qu’ensuite tout irait sans doute mieux. Elle connaissait la jalousie de Frank. Autrefois, lorsqu’ils sortaient pour aller au restaurant ou au spectacle et qu’un homme la regardait avec trop d’insistance, il faisait un scandale, giflait le temeraire ou la forcait a rentrer chez eux. Elle savait le calmer, lui prouver la stupidite de sa jalousie, seulement cela necessitait du temps, des mots, des serments…
— Hein, reponds : tu couchais avec lui ?
— Non.
— Tu me le jures ?
— Mais oui, Frank, je te le jure ! s’ecria-t-elle dans un elan plein de ferveur. Comment peux-tu imaginer une chose pareille ! Gessler et moi… Non, c’est stupide.
— Tu le jures sur nous deux ?
Elle esquissa un lent mouvement de la tete, pour bien lui montrer qu’elle ne repondait pas a la legere. C’etait un geste qui voulait convaincre.
— Sur nous deux, oui, mon cheri.
Il se mit a frotter du pouce l’un des boutons de metal de son uniforme pour le rendre brillant.
— C’etait la fleur bleue, alors ?
Quel louche besoin de souffrir et de faire souffrir le torturait ?
— Ce type doit drolement t’aimer, poursuivit Frank. Sais-tu que je l’ai compris depuis longtemps ? Quand il prononcait ton nom au parloir il devenait tout pale et, chaque fois, ses yeux mouraient. C’est le premier avocat que je rencontre qui ne sache pas mentir.
Une sirene de police se mit a hululer dans le lointain et Lisa se precipita a la verriere ou Warner la rejoignit. Frank se desinteressait de l’evenement. Il resta courbe, les mains jointes entre ses genoux, a considerer les telephones abandonnes. Les appareils ressemblaient a des animaux bizarres. Leur utilite reelle n’apparaissait plus. Frank se sentit aussi anachronique que ces telephones patauds.
La sirene se precisa, enfla et passa au ras de l’entrepot sans ralentir. Paulo reapparut, un peu crispe. Ses grosses paupieres battaient frenetiquement.
— He ! Frank ! appela-t-il, cette fois, c’est la fiesta qui commence.
— J’ai entendu, dit paisiblement l’evade. Ne te tracasse pas, ils cherchent le fourgon et, tant qu’ils ne l’auront pas trouve, nous serons peinards.
— Tu crois ?
Frank eut un regard irrite pour son fidele compagnon.
— Dis, Paulo, tu vieillis, fit-il, meprisant.
Paulo se mordit la levre. Il n’aimait pas les « vannes ».
— Amene Gessler ! ordonna Frank.
Paulo s’eloigna docilement.
— Comment se comporte-t-il ? demanda-t-il avant que Paulo disparaisse.
— Tres bien, affirma le petit homme. Il est sagement assis sur un baril de morue. Tu le verrais, tu lui donnerais une image !
— Tres bien, fais-le monter.
— Que vas-tu lui faire ? dit Lisa.
— Tu as peur pour lui ?
Elle appuya son front brulant contre les vitres.
— Nous en avons fait le complice d’un triple assassinat ; je trouve que c’est deja beaucoup.
Gessler reapparut, encadre par Paulo et Freddy. Il avait la demarche menue et la mine desenchantee d’un inculpe.
— Ho ! Kamarade, appela Freddy en s’approchant de Warner, ton copain t’appelle en bas.
Warner jeta son journal et sortit.
— Ils vont preparer la grue pour l’embarquement, expliqua Freddy a Frank.
Ce dernier ne dut pas entendre. Il demanda a Lisa, tout en fixant Gessler :
— Ainsi, ton amie Madeleine t’a dit que tu avais tort d’aimer un type comme moi ?
— Oui, fit resolument la jeune femme en tournant egalement les yeux vers l’avocat.
— Je t’avais prevenue, au debut, tu te rappelles ?
— C’est vrai, Frank, tu m’avais prevenue.
Il parut s’arracher aux charmes suaves de sa delectation morose.
— Bon, descends un moment dans l’entrepot, Lisa ; Paulo et Freddy vont te tenir compagnie.
— Tu sais que la volaille a l’air de remuer salement, dehors ? prevint Paulo.