— Ils ont du se mettre a tout fouiller a partir du tunnel, rencherit Freddy.
— Qu’ils fouillent ! s’emporta Frank impatiente. Vous voulez bien nous laisser, oui ?
Lisa ne bougea pas. D’un ton plaintif elle supplia :
— Frank…
— Quelques minutes seulement, repondit le jeune homme en evitant de la regarder.
Lisa eut un bref coup d’?il pour Gessler, mais l’avocat n’y prit pas garde. Lorsque Lisa et ses compagnons furent sortis, il prit une chaise et s’y assit, les jambes croisees, les mains jointes sur ses genoux.
— C’est a moi ? demanda-t-il.
— Pourquoi dites-vous ca ? bougonna Frank.
— Parce que j’ai l’habitude des instructions. C’est toujours le meme mecanisme : on interroge separement les interesses et ensuite on les confronte. Que voulez-vous savoir ?
Frank prit place au bureau. Il prit appui sur le meuble avec les coudes et posa son menton sur ses mains.
— Vous le pensez, vous, Gessler, qu’une femme a tort d’aimer un homme comme moi ?
— Une femme n’a jamais tort d’aimer qui elle aime, assura gravement l’avocat.
— Vous estimez qu’un type comme moi peut rendre heureuse une femme comme Lisa ?
— Quelle importance cela a-t-il ? fit Gessler. Ensuite ?
La reponse ne satisfit pas Frank. Il n’aimait ni le calme de son interlocuteur ni sa voix meprisante. Il prit l’un des appareils telephoniques poses sur le bureau et le lanca de toutes ses forces a l’autre extremite de la piece. Le telephone se fracassa contre un pilier de fer. Gessler ne sourcilla pas. Simplement, sa moue ironique s’accentua.
— Pourquoi etes-vous revenu ici en pretendant que la police barrait le tunnel ?
— Pour ne pas obeir a une legitime tentation, riposta Gessler. Celle de prevenir les autorites que trois gardiens de prison etaient en train de mourir dans un fourgon immerge.
— C’est tout ?
— J’avais egalement besoin de m’assurer que tout se passerait bien jusqu’a l’arrivee de votre bateau.
— C’est tres paradoxal, tout ca, dit Frank avec un sourire fielleux. Vous etes revenu a cause d’elle, tout simplement. Vrai ou faux ?
— C’est vrai, reconnu Gessler.
— Vous l’aimez ?
L’avocat n’hesita pas une seconde.
— Je l’aime.
La simplicite de l’aveu deconcerta un peu l’evade. Il se tut. Il etait tres calme.
— Depuis longtemps ? poursuivit-il timidement.
— Je ne sais pas.
Frank eut un hochement de tete melancolique.
— Mon pere etait architecte, dit-il apres un silence. Le jeudi, il lui arrivait de m’emmener avec lui lorsqu’il allait visiter ses chantiers. Il me laissait dans l’auto et je m’ennuyais. Alors, pour tromper le temps, je comptais. Je faisais des paris avec moi-meme. Je me disais par exemple : « A deux cent cinquante, il sera de retour. » Une fois, j’ai compte jusqu’a six cent trente. Vous ne me croyez pas ?
Gessler eut un geste evasif. Cette tirade qui n’etait pas en situation l’intriguait.
— Une autre fois, poursuivit Frank, je me suis endormi a trois mille. Papa etait mort d’une embolie en discutant avec ses entrepreneurs et, dans la confusion on m’avait oublie dans la voiture. Voyez-vous, cher maitre, c’est depuis ce temps-la que j’ai horreur des chiffres. Interessant, non ?
Il parut sortir d’un profond sommeil et jeta a son avocat le regard egare d’un homme qu’on vient de reveiller en sursaut.
— Eh bien, fit-il, vous vouliez des details sur ma jeunesse…
— Ca n’est peut-etre plus le moment, objecta Gessler.
— Mais si, puisque nous allons nous quitter. Des souvenirs de jeunesse, Gessler, c’est toujours le moment de les evoquer. La duree humaine n’est que de vingt ans ; le reste… c’est des souvenirs. Je voudrais que vous sachiez une chose : je ne suis pas, comme vous pourriez le croire, un fils de famille qui a mal tourne. Ma vie, je l’ai voulue telle qu’elle est : facile et dangereuse. Seulement, pour comprendre ca… Pour comprendre ca, il faut etre Lisa.
— Je me suis toujours demande comment vous vous etes connus, murmura Gessler.
— Elle ne vous l’a donc pas dit ! s’etonna Frank. De quoi parliez-vous donc alors ?
Il promena sa langue sur ses levres seches.
Il avait soif. Pourquoi personne n’avait-il songe a lui amener a boire ?
— Un jour, j’ai fait un hold-up chez un courtier en bourse dont elle etait la secretaire. Tout s’etait bien passe. Et puis voila que deux semaines plus tard je me trouve dans un restaurant face a Lisa : le hasard… J’ai tout de suite vu qu’elle me reconnaissait. Au lieu de disparaitre, je lui ai explique comment j’avais organise ce coup de main et, avant de la quitter, je lui ai donne mon nom et mon adresse en me demandant ce qu’elle allait faire. Eh bien ! ce n’est pas la police qui est venue chez moi : c’est elle ! Romantique, non ?
— Tres, convint Gessler.
— Oui, un Allemand doit tres bien comprendre ca, surtout s’il est amoureux de Lisa. Et vous ?
— Pardon ! sursauta Gessler.
— Et vous, ca s’est fait comment avec Lisa ?
L’avocat secoua la tete.
— Que voulez-vous dire ?
— Comment est-elle devenue votre maitresse ?
— Lisa n’est pas ma maitresse.
— Elle me l’a dit, mentit l’evade en soutenant le regard de son interlocuteur.
— Elle n’a pas pu vous dire ca !
— Vous voulez que je le lui fasse repeter devant vous ?
— Ca m’interesserait.
Frank se leva et, d’un pas determine, gagna la porte de l’entrepot.
— Paulo ! appela-t-il.
Il y eut un silence. Frank eut peur et crut que Lisa s’etait enfuie. Il sortit pour regarder en bas. Il vit deux policiers dans l’entrepot. Baum et Warner parlementaient avec eux. Paulo et Freddy faisaient mine de coltiner des caisses. Les deux flics leverent les yeux et l’apercurent. Frank ne perdait jamais son sang-froid. Il constata avec satisfaction que ces cinq ans de detention ne lui avaient pas emousse les nerfs. Au lieu de battre en retraite, il s’accouda a la rampe pour regarder les policiers. Ceux-ci se desinteresserent de lui et ne tarderent pas a s’en aller. Paulo gravit l’escalier, s’arretant toutes les deux marches pour souffler.
— J’ai mouille ma flanelle, dit-il. Figure-toi que messieurs les chevaliers teutoniques visitent tous les docks a la recherche du fourgon.
— S’ils le cherchent, c’est qu’ils ne l’ont pas trouve, resuma Frank. Tant qu’ils ne l’auront pas trouve, nous aurons la paix. Tiens compagnie a Gessler un moment, il faut que je parle a Lisa.
Paulo lui adressa une mimique eploree. Il n’aimait pas la conduite de son ami. Elle etait indigne d’eux ; indigne des risques qu’ils avaient pris et des crimes qu’ils avaient commis pour le sortir de prison. En soupirant, le petit homme gagna le bureau.
— Ca n’a pas l’air de carburer tres fort, Frank et vous ? fit-il a Gessler.
L’autre eut un leger sourire entendu.
— C’est bete de ne pas s’entendre avec son avocat, plaisanta amerement Paulo. C’est a propos de Lisa, hein ? Il a renifle le bouquet ? Vous savez, Frank, c’est un sacre type !
— Je sais.
— Seulement il a un gros defaut, reconnut Paulo : il pense trop.
— Oui, dit Gessler, il pense trop.
— Et en taule ca n’a pas du s’arranger. Et puis il est… Je cherche le mot… Trop sensible, quoi !
— Hypersensible ! proposa l’avocat.
Paulo lui adressa une reverence admirative.