eglise, on ne voit pas le bon Dieu, mais on pense qu’il est la.
— Ensuite ? demanda Gessler.
— Vous, comme un sacristain hypocrite, en la voyant vous n’avez eu qu’une idee : vous offrir la petite etrangere qui venait pleurer dans votre giron. Lisa a compris que c’etait ma chance et qu’en vous exploitant elle pouvait peut-etre me sauver.
— C’est ce que vous appelez « me raconter ce qui s’est passe » ? sourit l’avocat. Je vous plains. Il est vrai que nous avons beaucoup parle d’amour, Lisa et moi. Seulement, ca n’etait pas du meme.
— Avouez qu’elle a tout de meme couche avec vous !
— Vous le croyez vraiment ?
— Oui.
— Vraiment !
— Oui.
Gessler eclata de rire.
— Eh bien ! tant mieux ! J’aime que cela devienne, ne fut-ce que dans votre esprit, une verite !
Frank le frappa d’un coup de poing sec a la pomme. La joue de Gessler se mit a saigner. Il palit un peu mais se contint, evitant meme de porter la main a sa blessure.
— Pas la peine de beler d’amour ! vocifera Frank. En faisant ca, elle a seulement paye vos honoraires, espece de salaud !
Il martela le bureau du poing.
— Pendant cinq ans j’ai compte les jours, moi qui ai horreur des chiffres. Je les comptais comme ca, pour rien, puisque je ne devais jamais sortir. Mille huit cent vingt-deux jours sans elle, cher maitre. Croyez-moi, c’est quelque chose.
Il alla au milieu de la piece en tenant une chaise a la main. D’un geste violent il la planta sur le plancher, puis compta trois grandes enjambees a partir du siege. Il marqua cette limite avec des telephones. Ensuite il compta quatre enjambees dans le sens contraire et jalonna la distance de la meme maniere, constituant une sorte d’enclos avec des chaises et les billards. C’etait un bizarre ouvrage de demenageur. Lorsque Frank l’eut termine, il s’en fut chercher Gessler par le bras et le poussa d’une bourrade dans le theorique enclos.
— Ma cellule, Gessler ! annonca Frank. Quatre pas sur trois, dix-huit cent vingt-deux jours… Et une pensee, une seule ; toujours la meme : Lisa. Pendant cinq ans ! Une pensee qui dure cinq ans, vous realisez ce que c’est ?
— J’essaie, dit loyalement Gessler. Seulement dites-vous bien que, sans Lisa, il y aurait eu beaucoup d’autres jours encore.
Frank se laissa choir sur la banquette, soudain tres pitoyable.
— J’aurais prefere, avoua-t-il. La liberte a ce tarif-la n’est pas dans mes moyens. Vous vous rencontriez souvent.
L’avocat ne repondit pas.
— Cela, elle me l’a vraiment dit, certifia l’evade.
— Tous les jours, repondit Gessler.
Frank fut coupe en deux par le choc. Il repeta, incredule :
— Tous les jours ?
Gessler comprit que sa reponse ne concordait pas avec celle de Lisa et il regretta d’avoir parle.
— Ou vous rencontriez-vous ?
— Chez elle, repondit l’avocat.
Frank se cassa davantage. Il avait une posture pitoyable.
— C’est comment, chez elle ?
Gessler se sentit brusquement tres fort. Il tenait la situation bien en main.
— C’est une chambre, avec une fenetre qui donne sur un parc dont les arbres sont minuscules parce que Hambourg a ete rase !
— Vous alliez la voir a quel moment ?
— Il n’y avait pas de moment… Des que je pouvais.
Il fit un pas pour sortir de l’enclos, mais Frank le refoula du poing.
— Non, restez la-dedans !
— Quelle est encore cette sotte fantaisie ? s’etonna l’avocat.
— Faites ce que je vous dis.
Freddy passa son visage anxieux par l’entrebaillement de la porte.
— Mande pardon, hasarda-t-il, c’est bientot fini votre conference au sommet ?
— Decampe ! ordonna Frank.
Freddy regarda l’enclos et au lieu d’obeir s’approcha de quelques pas.
— Qu’est-ce que c’est que ca ?
— Un cachot, expliqua Frank. Une cellule ! Le trou ! Le trou, Freddy, tu connais ?
Freddy songea que son ami avait perdu la raison et il regretta de s’etre embarque dans cette dangereuse aventure.
— Je connais, fit aigrement Freddy.
Frank s’approcha de lui et demanda a voix basse :
— Tu es charge ?
— Bien sur !
— Donne !
Apres un rien d’hesitation, Freddy tendit son revolver a Frank. Il essaya de le faire discretement, mais Gessler vit le geste et detourna les yeux, ec?ure.
— Il est plein, avertit Freddy.
— Je l’espere bien, laisse-nous !
— Je me permets de t’annoncer que les flics pullulent dans le secteur, vivement que le barlu s’annonce !
Freddy sortit en maugreant. Frank glissa le revolver dans sa ceinture et se tourna vers Gessler.
— Elle vous attendait ?
— Vous dites ? sursauta l’avocat.
— Puisque vous lui rendiez visite a n’importe quel moment, c’est qu’elle vous attendait tout le temps. C.Q.F.D.
— Je trouvais parfois la porte close ; lorsqu’elle rodait aupres du penitencier, par exemple.
— Et quand elle etait chez elle ? insista Frank en essayant de prendre un air detache.
Il y eut une sorte de tumulte a la porte. Paulo essayait timidement de retenir Lisa qui voulait entrer. Elle finit par se degager d’une secousse et dit en s’avancant vers les deux hommes :
— Lorsqu’il etait chez moi !
Elle se tourna et appela de toutes ses forces :
— Paulo, Freddy !
« Puisque c’est un proces que tu fais, Frank, il faut un jury, n’est-ce pas ?
Paulo tendit son bras gauche en col de cygne pour degager sa montre.
— Il est sept heures un quart et il y a des poulets plein la rue !
Freddy deboucha, un peu essouffle d’avoir escalade le roide escalier quatre a quatre.
— Qu’est-ce qui se passe encore ? bougonna-t-il.
— Je veux que vous ecoutiez ce que je vais dire, Paulo et vous ! dit calmement Lisa.
— Dites, se lamenta Paulo, vous ne pourriez pas laver votre linge sale plus tard ? Vous avez tout l’avenir devant vous !
— Un avenir sans Me Gessler, intervint Frank. Vas-y, Lisa, on t’ecoute.
Lisa considera le pueril enclos et y penetra malgre le geste instinctif de Frank pour y prendre place.
— Quand il venait chez moi, fit-elle, ca donnait rituellement ceci.
Elle sourit a Gessler.
— Vous etes pret pour la reconstitution, maitre ?
Et, comme l’avocat restait silencieux.