— Il m’a dit : « Maitre, avez-vous connu cette salle d’audience avant la fissure qui est au plafond ? » C’a ete tout. De sa condamnation, pas un mot !

Lisa acquiesca.

— Je pensais bien qu’il vous avait dit quelque chose de ce genre.

Gessler passa deux doigts entre son cou et le col de sa chemise. Il avait quelque peu grossi depuis quelque temps.

— Je n’avais jamais remarque cette fissure, fit-il, songeur. Maintenant je la regarde chaque fois que je penetre dans la salle. Elle a gagne du terrain en cinq ans.

— Oui, cinq ans ! repeta Lisa. Cinq ans…

Elle ouvrit la porte et s’en fut regarder au-dehors. Elle resta un bon moment sous la pluie, les mains crispees sur la rampe rouillee de l’escalier. L’eau qui giflait son visage calmait ses angoisses.

— Ne vous mouillez pas ! lanca Gessler.

Elle rentra.

— On ne voit rien, annonca-t-elle piteusement.

Gessler hocha la tete miserablement. Les grosses gouttes d’eau qui degoulinaient sur le visage anxieux de la jeune femme lui faisaient penser a des larmes. Comme la pluie de Hambourg etait belle sur la figure de Lisa !

— Qu’esperez-vous voir ? soupira-t-il. Des que l’auto surgira au tournant de Grevendamm, elle sera deja dans l’entrepot.

— Cette attente est effroyable car elle n’en finit pas. Quelle heure est-il ?

— Bientot la demie, dit Gessler sans consulter sa montre ; les sirenes des chantiers ne vont pas tarder.

Lisa s’approcha du transistor et tourna le bouton. Une musique redondante deferla dans la piece, les faisant sursauter l’un et l’autre. Lisa se hata d’appuyer sur les touches selectives du poste jusqu’a ce qu’elle obtint un speaker, mais il ne s’agissait pas d’informations et, depitee, elle finit par eteindre le transistor.

— L’ether est plein de bruits qui ne m’interessent plus, remarqua-t-elle.

L’avocat s’assit en biais sur une chaise garnie d’un cuir rape.

— Je me demande comment vous allez reagir en le voyant, dit-il.

— Je me le demande aussi, affirma Lisa en le regardant droit dans les yeux.

Elle ajouta, d’un ton peureux :

— Si je le revois…

Gessler envisagea un instant ce que serait la vie dans l’hypothese d’un echec. Pouvait-il s’empecher de le souhaiter confusement ?

— Vous le reverrez, promit-il…

Le conducteur regardait attentivement dans son retroviseur.

— On ne voit rien ? questionna Freddy.

Baum secoua negativement la tete. Il avait un drole de sourire qui ressemblait plutot a une grimace. Il passa la main sous son derriere car quelque chose lui piquait les fesses et ramena l’allumette que machouillait le gardien avant l’agression du tunnel. Il l’expedia d’une chiquenaude par la portiere ouverte. Il roulait a faible allure a cause des ouvriers qui deferlaient a contre-courant. Mais a un moment donne il prit une petite voie privee, fermee par une palissade et qui traversait un chantier en construction. Ce jour-la le chantier etait desert et Baum avait pris la precaution d’ecarter la palissade avant le coup de main. Cela lui permettait de gagner trois ou quatre cents metres avant de rejoindre Grevendamm.

Lorsqu’ils deboucherent sur cette voie encombree, Freddy sentit que son c?ur s’emballait. Il s’attendait a entendre mugir une sirene d’un instant a l’autre. Mais tout paraissait infiniment paisible et quotidien. Les deux hommes assommes remuerent. Freddy les calma d’un coup de pied rageur.

— C’est pas le moment ! grommela-t-il.

Son camarade allemand sourit et prit a gauche dans une large impasse terminee par un quai de ciment servant au chargement des camions. Freddy vit les portes beantes de l’entrepot et il decouvrit la chetive silhouette de son ami Paulo, immobile derriere le rideau de pluie.

Il lui trouva l’air lugubre et fut frappe par son aspect rabougri. Paulo ressemblait a un vieux pommier epuise. « Il a drolement vieilli et je ne m’en etais pas apercu », songea Freddy.

Le fourgon vira sec et penetra dans l’entrepot. L’ampleur du batiment decupla le ronflement du moteur. Baum coupa le contact et, tournant son visage lourd vers Freddy, il lui decocha un clin d’?il triomphant.

— Je commencais a me faire vioque ! dit Paulo en ouvrant la portiere, tout a bien carbure ?

— Au poil, assura Freddy, comme dans les reves qui reussissent !

Il descendit et montra les deux hommes recroquevilles dans la cabine.

— Occupe-toi de ces clients, dit-il.

Un acolyte de Baum qui attendait dans l’entrepot venait de faire coulisser les lourdes portes bardees de fer. Freddy fut comme chavire par un intense sentiment de securite. Apres la tension des minutes qu’il venait de vivre, la penombre et le silence de sanctuaire de l’entrepot lui faisaient l’effet d’un bain tiede. Pendant le court trajet a bord du fourgon il avait recupere la cle des portes arriere dans la vareuse du garde. Il ouvrit le fourgon. Un etroit couloir eclaire par la lumiere blafarde d’un plafonnier lui apparut.

Un garde en uniforme etait assis au fond du couloir sur un strapontin. L’homme tenait une mitraillette entre ses genoux. Il considera Freddy avec incertitude et se leva. Freddy lui sourit. Le garde fit trois pas, et c’est alors seulement qu’il apercut l’entrepot. Freddy l’attrapa par une jambe et tira. L’homme bascula en arriere. Freddy le sortit a demi du fourgon tandis que le garde essayait de recuperer sa mitraillette. C’etait une lutte bizarre, calme et sauvage.

Walter, le second Allemand de l’expedition, celui qui avait attendu dans l’entrepot, s’avanca, tenant une enorme cle anglaise a la main. Il ecarta Freddy d’une bourrade et placa un terrible coup de cle sur le front du garde. Cela fit un bruit hideux. L’homme fut foudroye. Freddy n’avait jamais vu assommer un type d’une maniere aussi expeditive.

Il existait trois cellules de chaque cote du couloir qui partageait le fourgon.

— Hello, Franky ! lanca-t-il, annonce la couleur !

Il y eut quelques secondes d’un silence glace. Freddy sentit un frisson le long de son echine, lorsqu’il se dit que Frank n’etait peut-etre pas dans la voiture. Quelques coups sourds firent vibrer la premiere porte de droite, lui redonnant espoir. Il enjamba le cadavre du garde et actionna le verrou qui la fermait. Il decouvrit un homme d’une trentaine d’annees, sagement assis dans l’espece de niche-cellule. Une faible lumiere grisatre eclairait mal le visage du detenu. C’etait bien Frank.

Un Frank aussi impassible et elegant qu’autrefois.

— Terminus ! lui lanca joyeusement Freddy.

Frank se leva sans hate et sortit de sa prison roulante, aussi nonchalamment qu’on descend d’un autobus. Il regarda autour de lui, calmement, presque sans surprise. Il vit venir Paulo, poussant devant lui les deux autres gardes avec le canon d’un revolver et le visage grave de Frank s’eclaira d’un leger sourire.

— Vous avez personne au c… ? demanda Paulo a Freddy.

— Je ne pense pas.

— Faites vite grimper ces idiots a l’interieur ! hurla Baum.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Paulo.

Puis, par-dessus l’epaule, il lanca a Frank :

— Prends l’escalier, Frank, elle est en haut !

Frank s’engagea dans l’escalier sans se retourner.

Lisa se prit la tete a deux mains. Elle n’aurait pas cru que sa joie put etre aussi intense. Elle avait du mal a retenir un cri feroce.

— Ils ont reussi, balbutia-t-elle.

Puis, se jetant sur Gessler, elle blottit sa tete contre la poitrine de l’avocat. Gessler resta immobile, bras ballants, n’osant l’etreindre.

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