Sapt continuait a fumer en silence.
«Maudite vieille femme! s’ecria-t-il tout a coup. Elle sera parvenue a attirer leur attention d’une facon ou d’une autre. Je vois clairement comment la chose s’est passee. Ils etaient venus pour enlever le roi; elle les a mis au courant, et ils l’ont decouvert. Si vous n’etiez pas alle a Strelsau, c’en etait fait de vous, de Fritz et de moi.
– Et le roi?
– Dieu seul sait ou est le roi a cette heure!
– Ne perdons pas un instant», repris-je.
Mais il ne bougeait pas. Soudain, il eclata de rire. «Par Jupiter! nous ne sommes pas gens a laisser le duc Noir dormir tranquille.
– Partons! partons! repetai-je impatiemment.
– Nous allons lui donner encore quelques sujets d’inquietude, ajouta-t-il, tandis qu’un sourire ruse epanouissait son vieux visage parchemine et que, du bout des dents, il mordillait sa moustache grise. Oui, mon garcon, nous allons rentrer a Strelsau; demain, le roi sera de retour dans sa capitale.
– Le roi?
– Le roi couronne ce matin!
– Vous etes fou?
– Que voulez-vous faire? Pouvons-nous rentrer a Strelsau pour raconter la comedie que nous avons jouee? Autant nous mettre la corde au cou.
– Hum!
– Et le roi, et le trone? Croyez-vous que les nobles, que le peuple nous pardonneraient de nous etre moques d’eux? Croyez-vous qu’ils puissent s’attacher a un roi qui s’est enivre a mort le jour meme de son couronnement, et qui a envoye un domestique pour le remplacer?
– On lui avait fait boire du vin opiace, et puis je ne suis pas un domestique.
– Je vous donne la version que le duc Noir se chargera de repandre.»
Sapt se leva, s’approcha de moi et me posa la main sur l’epaule.
«Ami, dit-il, si vous avez le courage de soutenir votre personnage, vous pouvez sauver le roi. Venez, gardez- lui son trone.
– Le duc est au fait maintenant; les miserables qui l’ont aide a enlever le roi le sont aussi.
– Sans doute, mais ils sont obliges au silence, hurla Sapt, d’un air de triomphe. Nous les tenons. Ils ne peuvent vous denoncer sans se denoncer eux-memes. «Cet homme n’est pas le roi; nous le savons bien, puisque nous avons enleve le vrai roi et assassine son serviteur.» Voyons, peuvent-ils dire cela?»
Sapt avait raison. Que Michel sut ou non qui j’etais, cela etait indifferent: il ne pouvait me demasquer sans produire le roi. Pouvait-il le faire? Et, s’il produisait le roi, comment se justifier? Un instant, je me sentis entraine, seduit; la minute d’apres, les difficultes me semblaient inextricables.
«Comment voulez-vous que je ne sois pas decouvert?
– Vous le serez peut-etre; mais chaque heure gagnee a de l’importance. Avant tout, il nous faut un roi a Strelsau; sinon la ville est au pouvoir de Michel d’ici a vingt-quatre heures, et, alors, je ne donnerais pas grand- chose de la vie du roi ou tout au moins de son trone! Ami, vous ne pouvez pas hesiter.
– Admettez-vous qu’ils assassinent le roi?
– Ils l’assassineront sans aucun doute, si vous n’agissez pas.
– Et si le roi est mort deja?
– Eh bien! vous etes un Elphberg aussi authentique que le duc Noir lui-meme, et vous regnerez sur la Ruritanie. Mais je ne crois pas que le roi soit mort, et ils ne le feront pas mourir tant que vous serez sur le trone. Le tuer, pourquoi? Pour vous faire la place nette?»
L’aventure etait terriblement scabreuse, mille fois plus risquee que celle que nous avions deja menee a bien. Toutefois, en ecoutant Sapt, je reconnus que nous avions en main un ou deux forts atouts. Et puis, j’etais jeune, j’aimais les aventures, et la partie etait tentante.
«Je finirai toujours par etre demasque.
– Qui sait? dit Sapt. Mais ne perdons pas un temps precieux. En route pour Strelsau! Nous serons pris comme des rats dans une souriciere si nous tardons davantage.
– Bah! m’ecriai-je. A la grace de Dieu!
– Bravo! repondit-il. J’espere qu’ils nous auront laisse les chevaux. Je vais aller voir.
– Il faut aussi enterrer ce pauvre diable.
– Pas le temps! fit Sapt.
– Si, si, j’y tiens, je vous assure.
– Le ciel vous confonde! Comment! je vous fais roi, et… Apres tout, faites comme vous voudrez! Tenez, occupez-vous de cela pendant que je vais chercher les chevaux. Vous ne pourrez pas le mettre en terre bien profondement, mais ca lui sera bien egal, je pense. Pauvre petit! c’etait un brave et honnete serviteur.»
Il sortit, et, moi, je rentrai dans la cave. Je pris le pauvre Joseph dans mes bras, et le portai a travers le passage jusqu’aupres de la porte exterieure. Je le posai sur le seuil, reflechissant qu’il me fallait trouver des outils pour executer ma besogne. A ce moment, Sapt reparut.
«Les chevaux sont la, le propre frere de celui qui vous a amene. Mais venez; vous pouvez vous dispenser de