— Tout de meme, soupire-t-il, si nos vieux reviendraient et qu’ils nous voient en train de trinquer chez moi !

— S’ils t’ont deja vu dormir dans le lit de maman, le plus gros de leur surprise est passe, objecte-telle avec pertinence.

Beru fait claquer ses doigts.

— Bon, c’est pas le tout, allons reconnaitre nos futurs biens, Laurentine. Ensuite d’apres quoi, on reviendra croquer ici, je t’invite !

Il redige un message a l’intention de sa femme.

Berthe cherie,

Je suis de retour. On herite presque avec Laurentine, la cousine que je t’avais cause. On reviendra dejeuner avec elle et San-A. Je te laisse ce poulet. Occupe-toi-z’en. Je t’embrasse en attendant le plaisir de le faire de vive voix.

Ton A.-B.

— Et maintenant, en route, mauvaise troupe ! versifie le Poete.

L’immeuble dont a herite le coq tricolore se situe au 269 de la rue Legendre. Faut que je chausse ma plume balzacienne pour vous le brosser. C’est une maison basse, adossee a un grand immeuble triste, au sein d’une courette mal pavee. Elle est de peu de profondeur et fait penser a un clapier appuye au mur de la grange. On devine que l’escalier desservant ses deux etages doit se contorsionner pour pouvoir s’elever. La facade est utrillienne, avec un platre grisatre, ecaille en maints endroits. Les volets peints en blanc ont retrouve — est-ce par osmose ? — la couleur des murs. Ils sont pour la plupart a demi fermes, mais ceux qui demeurent ouverts laissent voir des fenetres garnies de verres depolis. Ces verres opaques donnent a la construction une vague allure de clinique modeste. On a l’impression que des gens pauvres et tristes viennent y faire soigner des maladies sans gloire.

Des constructions hautes et noires dominent la chetive demeure qui ressemble a une verrue de ciment. Je comprends pourquoi on a mis des verres depolis aux croisees : sans eux, mille regards indiscrets pourraient plonger dans ce minuscule hotel particulier.

Le Gros et Laurentine s’arretent dans la courette au centre de laquelle une vasque de bronze ebrechee conserve un peu de la derniere neige tombee.

— Dis donc, Laurentine, amertune le Gravos, c’est pas le Palais de la Radio, la masure a Prosper ! Moi je m’imaginais le bath immeuble de pierre de taille, avec encenseur et huit etages les uns par-dessus les autres !

Elle hausse les epaules et sermonne :

— A cheval donne, on ne regarde pas la dent !

C’est un proverbe de chez eux. Dans le gris Paris, il revet toute sa signification. Cupide mais raisonnable, Laurentine !

— On pourrait mater l’interieur, hein, et faire connaissance avec les locataires ? suggere le Monstrueux.

C’est bien dit a lui. Mossieur Beru se comporte en homme de biens (au pluriel) sachant deja, d’instinct, gerer ceux-ci. Le sang nabu se reveille. Assoupi, seulement, qu’il etait, le raisin made in Saint-Locdu.

— Ne disons pas que nous sommes les futurs nouveaux proprietaires, rencherit sa cousine. On est seulement des amis de l’oncle Prosper qui passent voir si tout va bien.

— Gigot ! clame le Gros (ce qui est une pure francisation berureenne du vocable argot anglais : Ji Go !).

Deliberement, il s’approche de la porte et enfonde le clito de la sonnette electrique.

— A ce qu’on dirait, estime le Sagace, y aurait qu’un locataire pour toute la carree.

Ca m’en a l’air, lorsqu’une bonniche loquee facon Feydeau nous delourde. Derriere elle on apercoit un petit hall habille de satin rouge avec, pendant du plaftard, une grosse lanterne chinetoque pourpre a franges noires.

Elle nous visionne d’un regard interrogateur, ferme a angle droit par un strabisme on ne peut plus convergent.

C’est le Beru qui gazouille :

— On est des amis a Prosper Berurier et c’est sur sa recommandation ultime[7] qu’on vient.

La soubrette a des tifs mal peignes, reches et roux sale. Sa coiffure, on dirait une assiettee de friture de goujons trop cuite. Ca contraste avec son coquet uniforme de cameriste.

— Entrez !

On file-indienne dans la maison. Une odeur nuancee nous griffe les fosses nasales. Ca renifle le parfum de Paris dans les prix moyens et le desinfectant, ce qui renforce l’idee que la maison est une clinique.

La soubrette pousse une porte a deux etroits battants matelasses. On decouvre un salon plein de chinetoqueries : des meubles laques, des chaises aux pieds tourmentes, des eventails, et, avachi sur une table basse, un gros bouddha au nombril en forme de clin d’?il qui ressemble a Berurier.

— Si vous voulez bien vous asseoir, je vais prevenir Madame.

Nous repartissons notre trio sur les sieges en considerant les ?uvres d’art asiatiques proposees a notre attente. Pour ma part, j’ai horreur des chinoiseries et, d’une facon generale, de l’art plus ou moins exotique. Je suis pour la haute et epique epoque, les gars. La Renaissance, le Louis XIII, un brin de Louis XV rustique a l’extreme rigueur. Ou alors le danois moderne. Mais le mobilier de Pekin, de Casablanca ou de Douala me fait prodigieusement tarter. Mon dargif, par heredite, continue d’affectionner les fauteuils os-de-mouton ; mes yeux se complaisent des bahuts a pointes de diamant ou a petits caissons et la peau de mes doigts garde la nostalgie des bois robustes, patines par les ans, dont le grain est aussi doux et aussi fin que les miches d’une jeune vierge.

— Ce sont des gens confortables qui habitent ici, decide Laurentine.

Elle est impressionnee, miss Qui-quete-pour-le-denier-du-culte. Son premier contact avec Paname !

Elle est habillee trop long, et en noir, sauf un petit col de lapin gris a son manteau. Elle a un bitos en faux astrakan garni d’une voilette derriere laquelle on apercoit son minois en fer de pioche.

Les battants de la porte s’ecartent et une dame s’avance sur nous. Tout sourire ! La respiration de Laurentine fait soudain un bruit de moulin a cafe en plein effort. Elle est choquee par le deshabille de la maitresse de maison. Mais que je vous solde la dame en question. C’est une forte personne bourree de rondeurs de bas en haut.

Elle est blonde platinee, avec du rose ocre aux joues et du rouge violace aux levres. Un peu de vert sur les paupieres pour faire plus champetre, et une mouche noire sur une pommette pour faire franchement Pompadour. Elle porte un deshabille en voile entierement sculpte dans de la barbe a papa. A travers les vapeurs du vetement — mais a-t-on le droit d’appeler ce morceau de brume un vetement ? — on devine le slip et le soutien-chose noirs. L’?il bouffi a quelque chose de polisson. Elle nous defrime posement en masquant tant bien que mal sa surprise.

— Bonjour, roucoule-t-elle en s’appliquant a zozoter pour que ca fasse plus petite fille gentille.

Beru, en pleine initiative, se leve. Son chapeau lui choit des genoux. En se baissant pour le ramasser, il se laisse entrainer par le poids de sa lourde tete de penseur, fait un pas en avant et met le pied droit au beau mitan du couvre-sous-chef. Le malheureux bada, qui ressemblait a un tas de choucroute, ressemble dorenavant a une tourte mal cuite.

— On vient sur la recommandation de M. Berurier, bredouille mon ami en finissant par ramasser son couvercle a poubelle.

Elle fronce ses beaux sourcils dessines au crayon a z’yeux.

— Berurier ? mnemonise-t-elle. Je ne vois pas. Ici, les noms de famille ; vous savez… On se contente des prenoms, et meme des sobriquets.

— Son prenom c’est Prosper, complete le Mahousse. C’est le proprietaire de la creche.

— Moi, je ne suis que sous-locataire, s’excuse la forte personne. Mais bref, passons, je veux bien admettre…

— Ah ca, vous pouvez admettre ! s’enroue le Gros. Si je vous le dis c’est que je peux le prouver.

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