monsieur. Il a de la classe, mais pas de morale. Il aurait pu devenir chef d’industrie, il n’a ete que chef de gang par personnes interposees. Sa quietude bourgeoise avant tout ! Un promoteur ! Un financier ! Il aime la musique, il protege les arts et fait du bien, du vrai bien a de vrais pauvres. Une belle figure, insolite, bizarre, attachante.
— Quelle est son adresse actuelle ?
— Il habite rue de Buzenval a Saint-Cloud.
— Un voisin, murmure-je, vu que je creche tout pres. Tres bien, on ira lui causer de l’air du pays. Bonsoir, jolie madame, ravi de vous avoir connue.
Berurier perd un brin de dignite pour hasarder sa main conquerante, presque proprio, vers le bustier de Froufrou.
— Vos pensionnaires sont fraiches comme des petits c?urs, convient le Pertinent, mais entre nous et un pot de vaseline, si j’aurais a escalader quelqu’un dans cette turne, c’est plutot vous que je choisirais, chere mahame !
Ca lui lubrifie la vanite, a la brave hotesse. Ce compliment direct la fait rougir, ma parole !
— Flatteur ! susurre-t-elle en caressant d’une main aussi experte que baguee la region rasurelienne du Gros.
— Officiel ! reaffirme celui-ci.
Et il ajoute, en faisant jouer ses ramasse-miettes facon Rudolph Valentino :
— La qualite, je m’en ai toujours foutu, ce qui compte, c’est la quantite. Et de ce cote-la, sauf votre respect, c’est pas avec une pince a sucre qu’on peut vous agacer les roberts !
2
DE QUOI SE FAIRE DU MAUVAIS SANG
On recupere la dolente Laurentine dans la cour de l’immeuble. Elle est assise sur la margelle de la vasque et recite un chapelet d’urgence, les yeux a demi fermes. La fumaga de ses prieres sort de sa bouche par petites bouffees. C’est vachement eloquent, un Notre Pere, par moins quatre ! C’est visuel ! Ca se met a exister.
Elle se detache, en noir violent, sur fond de neige sale, la pauvre cousine. Sa ferveur lui fume de la voilette. On apercoit des visages, embusques derriere les fenetres des grands immeubles, en train de mater cette pas croyable silhouette. On doit la croire aussi givree que l’eau de la vasque.
— Tu rappliques, fille de joie ? l’interpelle grossierement Berurier.
Elle a un sursaut. Elle trace en direction de son paillard parent un signe benisseur, comme pour lui extirper le demon, comme on extrait une tique de la peau d’un chien.
— Je suis morte de honte, me murmure-t-elle. Y a-t-il une bonne eglise dans le quartier d’Alexandre-Benoit ?
— Tout ce qu’il y a de confortable, certifie le Gros. Les saints ont l’aureole au neon et y a de la moquette dans les guitounes a peches. En attendant, allons briffer, ma vieille. Je t’accorde que, pour une surprise, c’a ete une surprise, mais enfin c’est pas dramatique.
Elle interrompt ses litanies pour maugreer.
— Une maison pareille est-elle encore vendable ? demande-t-elle.
— Et pourquoi qu’elle le serait pas ? proteste le Fulminant. Les murs, c’est comme l’argent : ca n’a pas d’odeur, Laurentine. Sans compter, murmure-t-il, qu’on va reclamer des dommages et interets au locataire. Entre nous soit dit, je suis plutot bien place pour lui faire rendre gorge, au Laurenzi ! Il devait lui carmer le tarif clopinette cintree, a tonton, pour sa creche.
Du coup, Laurentine est interessee et cesse ses jeremiades.
— A boulets rouges ! dit-elle. Use bien de ton autorite, Alexandre-Benoit. Pas de pitie pour ces dechets de la societe, ces suppots de Satan qui encouragent le vice !
Nous regagnons le Beru’s Office pour croquer les mets delicats que, nous l’esperons vivement, la signora Berthe n’aura pas manque de nous accommoder.
Des le palier, alors que nous accomplissons un numero de patinage artistique sur paillasson, on percoit des bribes de radio.
— B.B. est ici ! radieuse le Gros, en entendant discuter son transistor.
Effectivement, lorsqu’il delourde, une chouette odeur de beurre fondu nous emoustille les glandes salivaires.
— Tu vas voir la tortore de ma Gravosse, Laurentine, prophetise Beru, de la jaffouille de feurste coualiti ! Le Raymond Oliver, il lui cloquerait une fortune, a Berthy, pour s’accaparer ses recettes bonne-femme !
— C’est toi, Lagonfle ? interroge, depuis sa cuisine, la voix chaleureuse de l’epouse.
— En personne ! retorque l’Affable.
Nous gagnons l’office. Berthe est assise sur un tabouret. Elle a un tablier sur les genoux, un seau a ordures devant elle et elle plume un poulet.
— Permets-moi de te presenter ma cousine Laurentine, dont a propos de laquelle…
Le Mastar se tait, chancelle, s’accroche au bouton de porte qui lui reste dans la paume.
— Oh nom de Dieu de nom de Dieu de merde ! recite-t-il avec une louche et ardente ferveur.
Un flot de bile lui monte aux levres. Il ecarte celles-ci pour s’en liberer. Berthe, qui considerait la cousine d’un ?il critique, reporte son attention et sa sollicitude sur Alexandre-Benoit.
— J’en sais un qui a tutoye le flacon ! detecte-elle. Et maintenant, mossieur a son foie qui fait le turbulent !
— Miserable ! gronde Beru. Ah ! la garce ! Ah ! l’infame !
— Non, mais dis donc, s’indigne Berthe, c’est parce que je suis ete faire le menage d’Alfred et que, vu l’heure tardive et l’insecurite des rues j’ai couche chez lui, que tu viens insinuer des insultes ! Et devant des tierces personnes !
— Le poulet ! beugle le Gros. Le poulet !
Laurentine pige, s’angoisse, s’enroue ! Elle se penche sur la cage. La voyant vide, elle devient livide !
— O doux Jesus, mon Seigneur et mon Maitre ! murmure-t-elle. O pain de vie ! O vous qui effacez les peches du monde, faites que ca ne soit pas ! Ayez pitie de nous !
Je louche sur la grosse crete rouge du poulet defunt. Sur ses plumes blanches que son egorgement a souillees de sang. Sur les somptueuses plumes bleues qui gisent, derisoires, dans le seau a ordures… Mongeneral ! Berthe a saigne Mongeneral ! Elle le plume ! Elle entend nous le faire manger !
— Parles-en, de ton poulet ! glapit B.B. Merci pour le cadeau ! De la vraie carne ! Si c’est tout ce que t’as ramene de ton horrible bled, bravo ! Et puis tu le sais que j’ai horreur de tuer les poulets ! Que je sais pas faire ; que ca me repugnance ! T’aurais pu z’au moins le tuer avant de repartir… Faut que je me chargeasse de tout le bonheur ! Et la vie dure, il l’avait, ce salopard de coq ! J’ai essaye de lui couper le corgnolon avec les ciseaux ! C’etait dur connue un tuyau de plomb, son cou. Un venerable, ce poulet ! Vieux comme Jerusalem !
Elle s’arrete parce que Laurentine sanglote, parce que Beru larmoie, parce que, bien qu’ayant l’ame trempee et detrempee, je suis un peu pale.
— Voulez-vous que je vous dise ? Vous etes des petites natures ! bredouille la Grosse.
— Cent millions ! gronde sourdement Berurier. Cent millions, voila ce que tu viens de zigouiller !
Elle a une poignee de plumes a la main. Elle s’en torche la sueur du front. Une plume reste collee, altiere, entre ses sourcils. Une vaillante squaw, Berthe !
Je raconte le topo a la Baleine… L’heritage saugrenu et ses clauses ! Elle en avale une plume ! Elle se congestionne.
— Vous me racontez des bobards ! essaie-t-elle de se raccrocher.
On lui jure que non. On regarde le corps de Mongeneral, grisatre du croupion. La gorge beante… Du sang partout ! La crete qui se decolore, qui devient de la couleur de la langue de Beru un lendemain de noces.
— T’avais donc pas lu mon mot ? pleure Sa Majeste.
— Justement si ! Tu me disais « occupe-toi du poulet ». Je pensais que tu voulais le bouffer !
Elle est effondree. Elle lache la depouille mortelle du coq ex-tricolore (prive de ses plumes bleues il n’est plus que bicolore) dans le seau. Elle chagrine a bloc, elle aussi. Elle unissonne, rattrape la douleur de son mari, en