Grace au propulseur Hawking, l’humanite avait explore, colonise et relie par distrans des mondes etales sur des milliers et des milliers d’annees-lumiere. Mais personne n’avait essaye d’atteindre les soleils en explosion de la Centralite. Nous n’avions fait que ramper timidement pour sortir du berceau de notre bras spiral. L’amas d’Hercule.
— Pourquoi le TechnoCentre a-t-il construit une replique de Rome dans l’amas d’Hercule ? demandai- je.
Johnny s’assit a cote de moi. Nous levames en meme temps la tete tandis qu’une masse froufroutante de pigeons explosait en un vol tournoyant au-dessus des toits.
— Je ne sais pas, H. Lamia. Il y a beaucoup de choses que j’ignore encore, en partie, sans doute, parce que je ne m’y suis pas interesse jusqu’a present.
— Brawne, lui dis-je.
— Pardon ?
— Appelez-moi Brawne.
Il sourit, et inclina la tete.
— D’accord, Brawne. Merci. Un detail, cependant… Je ne pense pas que ce soit une replique de Rome uniquement. Il s’agit de toute l’Ancienne Terre.
Je posai les deux mains sur la marche chauffee par le soleil.
— Toute la Terre ? Vous voulez dire avec ses continents, ses villes… au complet ?
— C’est ce que je pense, oui. Je n’ai visite que l’Italie et l’Angleterre, y compris la traversee par mer, mais j’ai bien l’impression que l’analogue est complet.
— Mais pourquoi, pour l’amour de Dieu ?
Johnny hocha gravement la tete.
— Vous ne croyez pas si bien dire. Il est possible que l’explication soit la, en effet. Voulez-vous que nous allions a l’interieur manger quelque chose tout en continuant d’en discuter ? Il y a peut-etre un rapport avec la personne qui a voulu me tuer et ses mobiles.
L’« interieur » etait un appartement integre a une vaste demeure au pied de l’escalier de marbre. Les fenetres ouvraient sur ce que Johnny appelait la « piazza ». Elles laissaient apercevoir, en haut des marches, une grande eglise aux murs de couleur ocre et, plus bas sur la place, une fontaine en forme de bateau qui projetait ses jets d’eau dans le silence du soir. Johnny m’apprit que c’etait Bernini qui l’avait concue, mais ce nom ne signifiait rien pour moi.
Les chambres etaient petites, mais de plafond haut, avec un mobilier rustique aux moulures elaborees appartenant a un style que je ne reconnaissais pas. Il n’y avait aucun appareil electrique, aucun signe de confort moderne. La demeure ne repondit pas lorsque je m’adressai a elle sur le seuil, ni dans les chambres du haut. La nuit tombait sur la place et sur la ville, dont les seules lumieres etaient celles de quelques lampadaires ou becs de gaz utilisant je ne sais quel combustible primitif.
— C’est une reconstitution du passe de l’Ancienne Terre, murmurai-je en tapotant les oreillers epais.
Je relevai brusquement la tete, saisie d’une comprehension soudaine.
— Keats est mort en Italie, au debut du XIXe ou du XXe siecle. C’est… son epoque.
— Oui. Debut du XIXe. 1821, pour etre plus precis.
— C’est un monde-musee ?
— Pas du tout. Mais les autres regions appartiennent a des epoques differentes, naturellement, en fonction de l’analogue recherche.
— Je ne comprends pas.
Nous etions maintenant dans une piece encombree de mobilier tres lourd, et je m’assis sur un lit curieusement sculpte pres d’une fenetre. La lumiere doree du couchant eclairait encore la fleche de l’eglise ocre. Des pigeons blancs volaient en cercles dans le bleu du ciel.
— Est-ce qu’il y a des millions d’habitants – des cybrides – qui vivent sur cette Terre factice ? demandai- je.
— Je ne crois pas. Il n’y a que ceux qui sont necessaires a un analogue particulier.
Voyant que je ne comprenais toujours pas, il prit une profonde inspiration avant de continuer :
— Lorsque je me suis… reveille ici, il y avait des analogues de Joseph Severn, du docteur Clark, de la proprietaire, Anna Angeletti, du jeune lieutenant Elton et de quelques autres. Des boutiquiers italiens, le patron de la
— Que sont-ils devenus ?
— Ils ont probablement ete… recycles. Comme votre homme a la queue de cheval.
— Queue de… C’etait un cybride ? demandai-je soudain en le fixant dans la penombre.
— La chose ne fait aucun doute. L’autodestruction que vous m’avez decrite correspond exactement a la maniere dont je me debarrasserais de ce cybride en cas de necessite.
Les rouages tournerent dans ma tete a toute allure. Je compris a quel point j’avais ete stupide, a quel point j’avais ete longue a saisir.
— C’est donc une autre IA qui a essaye de vous tuer, murmurai-je.
— Il semble bien.
— Pour quelle raison ?
Il fit un geste vague.
— Peut-etre pour effacer definitivement un certain nombre d’informations qui sont mortes avec mon cybride. Quelque chose que j’aurais appris tout recemment et que l’autre ou les autres IA savaient pouvoir detruire en provoquant l’arret de mon systeme.
Je me levai pour faire les cent pas et m’arretai devant la fenetre. L’obscurite tombait maintenant pour de bon. Il y avait des lampes dans l’appartement, mais Johnny ne semblait pas vouloir les allumer et je preferais moi aussi la penombre, meme si cela rendait encore plus irreelles les revelations auxquelles j’etais confrontee. Tandis que les fenetres a l’ouest laissaient penetrer la derniere clarte du soir, faisant briller d’un eclat phosphorescent le dessus-de-lit blanc, je murmurai :
— C’est dans cette chambre que vous etes mort.
— Lui, pas moi. N’oubliez pas que je ne suis pas lui.
— Mais vous avez ses souvenirs.
— Des reves a moitie oublies. Il y a des trous enormes.
— Vous savez cependant ce qu’il ressentait.
— Ce que mes concepteurs
— Racontez-moi.
— Quoi ?
La peau tres pale de Johnny luisait dans la penombre. Ses boucles courtes semblaient noires.
— Ce que l’on ressent quand on meurt. Et quand on ressuscite.
Il me parla, d’une voix douce, presque melodieuse, dans une langue parfois trop archaique pour etre intelligible mais beaucoup plus belle a l’oreille que le langage hybride que nous utilisons aujourd’hui.
Il me raconta ce que c’etait que d’etre un poete obsede par la perfection, beaucoup plus dur envers ses propres efforts que les plus hargneux des critiques. Et les critiques ne manquaient pas d’etre hargneux. Son ?uvre avait ete denigree, raillee, decrite comme insignifiante et absurde. Trop pauvre pour epouser la femme qu’il aimait, oblige de preter de l’argent a son frere en Amerique et prive ainsi de son unique chance de securite financiere, il avait ensuite connu la gloire ephemere d’atteindre la pleine maturite de ses moyens poetiques au moment ou il etait devenu la proie de la « phtisie » qui avait deja emporte sa mere et son frere Tom. Puis il s’etait exile en Italie, « officiellement pour sa sante », sachant tres bien que cela ne signifiait rien d’autre qu’une mort penible et solitaire a l’age de vingt-six ans. Il me parla aussi de la souffrance causee par l’ecriture de Fanny sur des enveloppes qu’il n’avait pas le courage d’ouvrir. Il me parla de l’amitie fidele du jeune artiste Joseph Severn, qui avait ete choisi comme compagnon de voyage de Keats par des amis « qui l’avaient abandonne dans ses derniers moments ». Il me raconta comment Severn avait soigne jusqu’a la fin le poete agonisant. Il me decrivit ses hemorragies nocturnes, et le traitement du docteur Clark qui consistait a lui faire des saignees et a lui