Je ne voulais pas le croire au debut. J’avais pris la decision de m’engager vaille que vaille dans la foret des flammes, en remettant mon sort entre les mains de Dieu, mais je n’avais pas fait deux kilometres a l’interieur de la foret lorsque j’ai senti une violente douleur a la poitrine, aux bras et a la tete. J’etais certain qu’il s’agissait d’une attaque cardiaque aigue, mais les symptomes ont cesse des que j’ai rebrousse chemin en direction de la Faille. J’ai fait plusieurs tests, et le resultat n’a pas varie. Chaque fois que je m’enfoncais parmi les teslas, la douleur reprenait et me forcait a m’arreter et a faire volte-face.

Je commence a comprendre un certain nombre de choses. Hier, je suis tombe, en explorant la region situee au nord, sur l’epave du fameux vaisseau d’ensemencement. Il n’en reste qu’une carcasse rouillee a moitie envahie par la vegetation au milieu des rochers qui bordent la foret des flammes. Accroupi pres des nervures metalliques a nu de ce vaisseau, j’ai essaye d’imaginer la joie des soixante-dix survivants, leur decouverte de la Faille et de la basilique, et…

Je ne sais plus. Les conjectures, a ce stade, ne servent plus a rien, mais les suspicions demeurent. Demain, je ferai une nouvelle tentative pour obtenir que l’un des Bikuras se laisse examiner physiquement. Maintenant que j’« appartiens au cruciforme », ils accepteront peut-etre plus facilement.

Chaque jour, je me passe au scanneur. Les nematodes sont toujours la. Ils ont peut-etre legerement grossi, mais c’est difficile a dire. Je suis persuade qu’ils ont un role purement parasitaire, bien que cela ne se voie pas sur moi. J’observe mon visage dans le plan d’eau au pied de la cascade, et je ne vois que la physionomie vieillissante que j’ai appris, depuis quelques annees, a detester. Ce matin, tout en contemplant dans l’eau mon reflet, j’ai ouvert grand la bouche, en m’attendant presque a voir, sur mon palais et au fond de ma gorge, des filaments gris et des grappes de nematodes. Mais il n’en a rien ete.

Cent dix-septieme jour :

Les Bikuras sont asexues. Ni celibataires, ni hermaphrodites, ni avortons, mais veritablement asexues. Ils sont tout aussi depourvus d’organes genitaux externes ou internes qu’un poupon de mousse lovee. Rien n’indique que leur penis, leurs testicules ou les organes feminins correspondants se soient atrophies ou aient ete chirurgicalement alteres. Il n’y a tout simplement aucun signe qu’ils aient jamais existe. L’urine passe par un uretre simplifie qui aboutit a une petite poche contigue a l’anus. Un cloaque rudimentaire, en quelque sorte.

Beta s’est laisse examiner. Le scanneur a confirme ce que mes yeux avaient refuse de croire. Del et Theta ont egalement accepte de se soumettre a l’examen. Je suis absolument certain que les Soixante-dix sont tous comme eux. Rien n’indique que les Bikuras aient ete… modifies. Je pense qu’ils sont nes ainsi, mais de quels parents ? Et comment ces blocs inacheves d’argile humaine font-ils pour se reproduire ? Tout cela, d’une maniere ou d’une autre, doit etre lie au mystere du cruciforme.

Apres avoir fini l’examen des trois Bikuras, je me suis deshabille pour m’etudier. Le cruciforme sort de ma poitrine comme une crete rose de tissu cicatriciel, mais je suis toujours un homme.

Pour combien de temps ?

Cent trente-troisieme jour :

Alpha est mort.

J’etais avec lui, il y a trois jours, au milieu de la matinee, lorsqu’il est tombe. Nous etions a trois ou quatre kilometres du village, a l’est, en train de chercher des tubercules de chalme parmi les gros blocs qui bordent la Faille. Il avait beaucoup plu la veille et l’avant-veille, ce qui avait rendu la roche extremement glissante. J’ai leve les yeux juste au moment ou il a perdu l’equilibre sur la pente d’un rocher qui surplombait l’abime. Il n’a pas pousse le moindre cri. Le seul son que j’ai entendu a ete le frottement reche de sa robe sur la pierre, suivi, plusieurs secondes apres, d’un bruit ec?urant de citrouille eclatee tandis que son corps s’ecrasait sur une corniche situee quatre-vingts metres plus bas.

Il m’a fallu une heure pour descendre jusqu’a lui. Avant meme d’entamer ma perilleuse mission, je savais qu’il serait trop tard pour l’aider, mais c’etait mon devoir de le faire.

Le corps d’Alpha etait a moitie coince entre deux gros rochers. Il avait du etre tue sur le coup. Ses bras et ses jambes etaient disloques, et tout le cote droit du crane etait defonce. La roche humide etait jonchee de sang et de debris de matiere cerebrale evoquant les restes d’un sinistre pique-nique. Je pleurai quelques instants a cote du pauvre petit corps. J’ignore pourquoi, mais je versai des larmes abondantes. Puis je lui administrai l’extreme- onction, en priant Dieu qu’il accepte l’ame de cette pathetique creature asexuee. Un peu plus tard, j’enveloppai le corps dans des lianes et commencai laborieusement a grimper les quatre-vingts metres de falaise, en m’arretant frequemment pour reprendre mon souffle.

Lorsque j’eus enfin hisse le corps et regagne le village, je constatai avec etonnement que la vue du cadavre ne soulevait pas grand interet. Seuls Beta et une demi-douzaine d’autres s’approcherent, au bout d’un moment, pour le regarder. Personne ne me demanda comment il etait mort. Au bout de quelques minutes, chacun retourna a ses occupations.

Je trainai le corps jusqu’au plateau ou j’avais enterre Tuk de nombreuses semaines auparavant. Je peinais pour creuser une fosse peu profonde avec une pierre plate lorsque Gamma est arrive. Les yeux du Bikura se sont agrandis. L’espace d’une seconde, il m’a semble lire une sorte d’emotion dans son visage autrement inexpressif.

— Que fais-tu ? m’a-t-il demande.

— Je l’enterre.

J’etais trop fatigue pour en dire plus. Je me suis adosse a une grosse racine de chalme pour souffler un peu.

— Non, a-t-il dit sur un ton imperatif. Il appartient au cruciforme.

Je l’ai suivi des yeux tandis qu’il s’eloignait rapidement vers le village. Quand il a ete hors de vue, j’ai tire sur la toile grossiere dans laquelle j’avais enveloppe le corps.

Alpha etait bien mort, cela ne faisait aucun doute. Quelle importance, pour lui ou pour l’univers, qu’il ait appartenu ou non au cruciforme ? La chute lui avait arrache presque tous ses vetements et lui avait ote toute sa dignite. Le cote droit de son crane avait eclate et s’etait vide comme un neuf a la coque. Un ?il aveugle, a la cornee de plus en plus opaque, etait fixe sur le ciel d’Hyperion tandis que l’autre regardait mollement a travers l’etroite fente des paupieres gonflees. Sa cage thoracique etait tellement defoncee que des eclats d’os percaient a travers la peau. Les deux bras etaient disloques, et la jambe gauche avait ete presque arrachee. J’avais procede a un examen de pure forme avec le scanneur, qui avait revele de graves dommages internes. Meme le c?ur avait ete litteralement reduit en bouillie par la chute.

J’avancai la main pour toucher la peau glacee. La rigidite cadaverique etait deja en train de s’installer. Mes doigts rencontrerent la crete de peau ou etait incruste le cruciforme, et se retirerent precipitamment.

Le cruciforme etait chaud !

— Ne reste pas la.

Je levai les yeux. Beta etait la avec le reste des Bikuras. Je ne doutais pas qu’ils fussent capables de me mettre a mort dans la seconde suivante si je refusais de m’eloigner du corps. Mais tout en leur obeissant, je fus traverse, dans une partie de mon esprit apeure, par la pensee idiote que les Soixante-dix etaient maintenant devenus les Soixante-neuf, et je fus pris d’une folle envie de rire.

Les Bikuras souleverent le corps et retournerent avec lui au village. Beta leva les yeux vers le ciel, se tourna vers moi et me dit :

— Le moment est presque venu. Suis-nous.

Nous descendimes dans la Faille. Le corps d’Alpha fut soigneusement attache dans un panier de lianes et descendu en meme temps que nous au bout d’une corde.

Le soleil n’illuminait pas encore l’interieur de la basilique quand ils placerent Alpha sur le gigantesque autel et lui oterent les haillons qui le couvraient encore.

J’ignore a quoi je m’attendais ensuite. Sans doute un acte de cannibalisme rituel. Rien n’aurait pu me surprendre, a vrai dire. Mais au lieu de cela, l’un des Bikuras leva les deux bras, au moment meme ou les premiers rayons de lumiere coloree penetraient dans la basilique, et se mit a psalmodier :

— Tu serviras la croix toute ta vie.

Les autres Bikuras s’agenouillerent et repeterent cette phrase. Je demeurai debout, sans rien dire.

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