satanique peuvent renforcer la realite de leur antithese mystique, le Dieu d’Abraham.

Ce n’etaient pas des reflexions en paroles que je me faisais la, mais je sentais neanmoins ces choses au plus profond de moi-meme tandis que j’attendais l’etreinte du gritche avec le fremissement imperceptible d’une jeune vierge au soir de ses noces.

Il disparut alors.

Il n’y eut ni coup de tonnerre, ni soudaine odeur de soufre, ni meme irruption d’air compensatrice et scientifiquement rassurante. A un moment, la chose etait la, m’entourant de sa somptueuse certitude de mort aceree, et au moment suivant, elle avait disparu.

Tous mes sens engourdis, je clignai stupidement des yeux tandis qu’Alpha se levait pour s’avancer vers moi dans cette semi-clarte digne de Jerome Bosch. Il s’arreta a l’endroit meme que le gritche avait occupe, les bras tendus dans une imitation pathetique de la perfection mortelle dont je venais d’etre le temoin. Mais il n’y avait pas le moindre signe, sur le visage inexpressif du Bikura, qu’il eut vu la creature. Il fit un geste gauche, les mains ecartees, qui semblait inclure le labyrinthe, les parois de la galerie et les dizaines de croix incrustees.

— Cruciforme, declara-t-il.

Les Soixante-dix se leverent, se regrouperent derriere lui et s’agenouillerent de nouveau. Je vis leurs visages placides a la lueur rosee, et je m’agenouillai comme eux.

— Tu serviras la croix durant chacun de tes jours, dit Alpha sur le ton et la cadence d’une litanie.

Les autres Bikuras reprirent ces mots en ch?ur, presque comme un hymne.

— Tu appartiendras a la croix durant chacun de tes jours, reprit Alpha.

Les autres repeterent de la meme maniere tandis qu’il tendait la main pour detacher un petit cruciforme de la paroi. Il ne faisait pas plus d’une douzaine de centimetres de long, et il se decolla avec un leger bruit de ventouse. Son eclat faiblit aussitot. Alpha sortit une laniere de dessous sa robe, la noua a une protuberance au sommet de la croix et leva celle-ci au-dessus de ma tete.

— Tu appartiens a la croix maintenant et pour toujours, dit-il.

— Maintenant et pour toujours, repeterent en ch?ur les Bikuras.

— Amen, chuchotai-je.

Beta me fit signe d’ouvrir le devant de ma robe. Alpha fit descendre la petite croix jusqu’a ce que la laniere soit passee autour de mon cou. Je sentis le contact froid contre ma poitrine. Le dos de la croix etait parfaitement plat et lisse.

Les Bikuras se remirent debout et se dirigerent vers la sortie de la galerie, l’air de nouveau apathique et indifferent. Je les laissai sortir, et touchai la croix avec precaution. Je la soulevai pour l’examiner de plus pres. Elle etait froide et inerte. S’il s’agissait vraiment, quelques instants plus tot, de quelque chose de vivant, cela n’en avait plus l’air, a present. Son aspect faisait toujours penser a du corail plutot qu’a de la pierre ou a du cristal. Il n’y avait pas la moindre ventouse ni le moindre filament adhesif sur son dos lisse, et je me demandai quels effets photochimiques avaient bien pu causer sa luminescence sur la paroi. Peut-etre du phosphore ; ou une bioluminescence quelconque. L’evolution naturelle suivait des voies bien mysterieuses. En quoi la presence des croix sur les murs de cette galerie etait-elle liee aux centaines de milliers d’annees qui avaient ete necessaires au soulevement de ce plateau de telle sorte que la riviere et le ravin mettent au jour la section d’une galerie ? Il y aurait eu de quoi mediter sur la basilique et sur ses createurs, sur les Bikuras, sur le gritche, sur moi-meme. Finalement, je cessai de speculer et fermai les yeux pour prier.

Lorsque je ressortis de la caverne, le cruciforme toujours froid sous ma robe contre ma poitrine, les Soixante-dix etaient prets, visiblement, a commencer l’ascension des trois mille metres de marches de la paroi. Levant la tete, j’apercus un coin de ciel pale annoncant l’aube entre les levres de la Faille.

— Non ! m’ecriai-je d’une voix qui couvrait a peine le rugissement de la riviere. Vous ne comprenez pas que j’ai besoin de me reposer ? Me reposer !

Je me laissai tomber a genoux dans le sable, mais cinq ou six Bikuras vinrent me remettre sans brutalite sur mes pieds et me pousserent vers les marches.

J’ai essaye, Dieu sait que j’ai essaye ; mais au bout de deux ou trois heures, mes jambes refuserent de me porter davantage, et je m’ecroulai sur la roche en pente, incapable de faire un mouvement pour prevenir une chute verticale de six cents metres. Je me souviens que mon dernier reflexe fut de toucher le cruciforme, sous ma robe, avant qu’une demi-douzaine de mains m’empoignent pour arreter ma chute, me soulever et me porter. Je ne me rappelle rien d’autre.

Jusqu’a ce matin. A mon reveil, le soleil levant penetrait dans ma hutte. Je ne portais rien d’autre que ma robe, et un geste me confirma que le cruciforme pendait toujours a sa laniere. Mais tandis que je voyais le soleil poursuivre son ascension au-dessus de la foret, je me rendis compte que j’avais perdu un jour, que j’avais dormi non seulement durant toute l’ascension (comment ces petits hommes avaient-ils reussi a me porter sur deux mille cinq cents metres de paroi verticale ?), mais egalement durant toute la journee suivante et toute la nuit.

Je regardai autour de moi. Mon persoc et mon materiel d’enregistrement avaient ete detruits. Seul mon scanneur medical etait encore la, avec quelques boites de documents anthropologiques que je ne pouvais utiliser en l’absence de tout equipement pour les lire. Je secouai la tete et sortis pour aller me laver en amont du cours d’eau.

Les Bikuras devaient dormir. Des lors que j’avais participe a leur rituel et que j’« appartenais au cruciforme », ils semblaient avoir perdu tout interet a mon endroit. Je decidai, tout en me deshabillant pour me laver, de leur rendre la pareille. J’etais determine, des que je reprendrais des forces, a leur fausser compagnie, en contournant la foret des flammes si necessaire. Peut-etre en descendant au fond de la Faille et en suivant le Kans. Plus que jamais, il etait indispensable de faire parvenir au monde exterieur la nouvelle de l’existence de ces miraculeux artefacts.

Pale et frissonnant a la lueur de l’aube, je saisis la laniere du petit cruciforme pour la faire passer par- dessus ma tete.

Le cruciforme ne bougea pas.

Il etait fixe a moi comme s’il faisait partie de ma chair. J’eus beau tirer dessus, le tordre, le griffer, essayer de l’arracher par la laniere jusqu’a ce qu’elle se casse et demeure pendante, je n’obtins aucun resultat. Le cruciforme etait dans ma chair. A part les egratignures que je m’etais faites avec mes propres ongles, je ne ressentais rien, aucune douleur a l’endroit ou il etait fixe. Dans mon ame, par contre, regnait la plus folle terreur a l’idee de cette chose qui s’etait attachee a moi. Mais passe le premier moment de panique, je remis ma robe et regagnai le village d’un pas rapide.

Mon couteau avait disparu, de meme que mon maser, mes ciseaux, mon rasoir, tout ce qui aurait pu m’aider a decoller l’excroissance fixee a ma poitrine. Mes ongles avaient laisse des sillons rouges sur les boursouflures de ma chair et tout autour. C’est alors que je me souvins du scanneur. Je passai le capteur sur ma poitrine, lus les donnees affichees sur l’ecran et secouai la tete, incredule. Puis je me scannai sur tout le corps. Au bout d’un moment, je demandai les resultats imprimes de l’examen et demeurai tres longtemps immobile.

J’ai les documents en main. Le cruciforme est parfaitement visible, a la fois sur les images soniques et transversales, de meme que les fibres internes, ramifiees comme des tentacules ou des racines a travers mon corps tout entier !

Des ganglions excedentaires irradient a partir d’un gros noyau situe au-dessus du sternum jusqu’a des corps filamenteux qui se trouvent partout ! Un vrai cauchemar de nematodes… Pour autant que je puisse le determiner avec mon scanneur portatif, cette chaine de nematodes se termine dans le noyau amygdalien et dans les autres noyaux gris de la base de chaque hemisphere cerebral. Ma temperature, mon metabolisme et ma numeration lymphocytaire sont normaux. Il n’y a eu aucune invasion de tissus etrangers. D’apres le scanneur, les filaments nematoides resultent d’une metastase etendue mais simple. Toujours d’apres le scanneur, le cruciforme proprement dit est compose de tissus familiers, dont l’ADN est le meme que le mien.

Je fais partie du cruciforme.

Cent seizieme jour :

Chaque jour, j’arpente le territoire de ma cage, delimite par la foret des flammes a l’est et au sud, les versants abrupts des forets au nord-est et la Faille au nord et a l’ouest. Les Soixante-dix ne me laissent pas descendre dans la Faille au-dela de la basilique. Le cruciforme, lui, ne me laisse pas m’eloigner de plus d’une dizaine de kilometres de la Faille.

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