Je ne parvenais pas a croire que les marches de pierre nous conduiraient jusqu’en bas, mais ce fut bien le cas. Il devait etre un peu apres minuit lorsque je compris que nous arriverions a la riviere. J’estimai que nous aurions a descendre jusqu’au lendemain a midi, mais je me trompais.
Nous atteignimes la base de la Faille un peu avant le lever du soleil. Les etoiles brillaient encore a travers la fente de ciel entre les deux parois qui grimpaient jusqu’a des hauteurs vertigineuses. Epuise, chancelant sur les dernieres marches, m’apercevant a peine que c’etaient les dernieres, je levai la tete en me demandant stupidement si les etoiles, la-haut, allaient rester visibles en plein jour comme cela avait ete le cas du fond d’un puits ou je m’etais laisse descendre un jour, lorsque j’etais enfant a Villefranche-sur-Saone.
— C’est ici, dit Beta.
C’etaient les premiers mots qui etaient prononces depuis de nombreuses heures, et le bruit de la riviere les avait rendus presque inaudibles. Les Soixante-dix s’immobiliserent sur place. Je me laissai tomber a genoux, puis sur le cote. Je ne voyais pas comment j’allais faire pour remonter toutes ces marches. Ni en un jour, ni en une semaine, ni dans toute l’eternite, peut-etre. Je fermai les yeux, pensant que j’allais m’endormir, mais la sourde tension nerveuse qui m’habitait continuait de bruler en moi. Je tournai les yeux vers l’autre cote des gorges. La riviere etait beaucoup plus large que je ne l’avais imagine. Elle devait faire au moins soixante-dix metres a cet endroit. Le bruit qu’elle produisait etait plus qu’un simple vacarme. J’avais l’impression d’etre englouti par le rugissement de quelque gigantesque bete.
Je me redressai pour fixer une tache d’obscurite dans la paroi qui s’elevait de l’autre cote. C’etait une ombre plus noire que toutes les ombres, dont les contours reguliers contrastaient avec le reseau dentele des saillies, crevasses et aretes qui parsemaient la surface de la falaise. Un carre parfait de tenebres mates, de trente metres de cote au moins. Peut-etre un trou ou une porte dans le mur rocheux. Je me remis debout en titubant, et me tournai vers l’aval, du cote de la paroi que nous venions de descendre. C’etait bien la, effectivement. C’etait la que s’ouvrait, a peine visible a la lueur des etoiles, la deuxieme entree, vers laquelle, deja, Beta et les autres se dirigeaient.
J’avais trouve l’un des acces du labyrinthe d’Hyperion. « Saviez-vous qu’Hyperion est l’une des neuf planetes labyrinthiennes ? » m’avait demande quelqu’un a bord du vaisseau de descente. Oui, c’etait le jeune pretre nomme Hoyt. J’avais repondu oui, et je n’y avais plus pense. Je m’interessais aux Bikuras – ou plutot aux souffrances d’un exil que j’avais cherche – et non aux labyrinthes ou a leurs createurs.
Neuf planetes labyrinthiennes. Neuf sur les cent soixante-seize mondes du Retz, sans compter les quelque deux cents planetes-colonies ou protectorats. Neuf planetes sur plus de huit mille explorees – ne fut-ce que sommairement – depuis l’hegire.
Il y a des historiens-archeologues planetaires qui consacrent leur vie entiere a l’etude des labyrinthes. Je ne fais pas partie du nombre. J’ai toujours considere qu’il s’agissait d’un sujet sterile, irreel, a la limite. Mais, aujourd’hui, j’ai vu de pres l’un d’entre eux, en compagnie des Soixante-dix, avec, pour fond sonore, le rugissement et les trepidations du fleuve Kans, dont l’ecume menacait de noyer nos torches.
Ces labyrinthes ont ete creuses… tailles… crees il y a plus de trois cent mille annees standard. Ils se ressemblent tous dans le detail, et leur origine est inexpliquee.
Les planetes labyrinthiennes sont toutes de type terrestre, au moins 7,9 sur l’echelle de Solmev, gravitant autour d’une etoile de type G, et cependant toujours mortes au plan tectonique, ce qui les rapproche plus de Mars que de l’Ancienne Terre. Les galeries proprement dites sont situees a de tres grandes profondeurs – dix mille metres au moins, parfois trente mille. Elles taraudent la croute de la planete comme des catacombes. Sur Svoboda, non loin du systeme de Pacem, plus de huit cent mille kilometres de labyrinthes ont ete explores par des sondes teleguidees. Sur toutes les planetes, les galeries ont une section carree de trente metres de cote et sont le fruit d’une technologie inconnue de l’Hegemonie. J’ai lu un jour dans une revue d’archeologie que Kemp-Holtzer et Weinstein avaient postule l’existence de « tunneliers a fusion », qui expliqueraient la coupe parfaitement lisse des parois et l’absence de residus de forage. Mais leur theorie n’explique pas d’ou venaient les batisseurs de ces etranges ouvrages, ni pourquoi ils auraient passe des siecles a creer ce reseau de tunnels dont nous ne comprenons pas l’utilite. Tous les mondes labyrinthiens – y compris Hyperion – ont ete etudies de pres, mais on n’a jamais rien trouve. Aucune trace de machine excavatrice, aucun casque rouille ayant appartenu a un mineur, pas le moindre bout de plastique ou d’emballage de tablette stim en decomposition. Les chercheurs n’ont meme pas pu decouvrir les puits d’acces. Et la presence, dans ces galeries, de metaux lourds ou precieux n’est pas suffisante pour expliquer le monumental effort des batisseurs de labyrinthes, dont aucune legende, aucun artefact n’est jamais parvenu jusqu’a nous. Le mystere m’intriguait moderement depuis des annees, mais je ne m’etais jamais vraiment senti concerne. Jusqu’a maintenant.
Nous sommes entres dans la gueule du tunnel, qui ne formait pas, ici, un carre parfait. La gravite et l’erosion avaient transforme la galerie, sur une centaine de metres a partir de la falaise, en une caverne aux murs irreguliers. Beta s’arreta juste a l’endroit ou le sol devenait lisse, et eteignit sa torche. Les autres Bikuras, derriere lui, l’imiterent.
Il faisait tres noir. La galerie etait suffisamment incurvee pour que la lumiere stellaire n’arrive pas jusqu’a nous. Ce n’etait pas la premiere fois que je me trouvais dans une caverne. Sans torches, je ne m’attendais pas a ce que ma vision s’adapte a l’obscurite quasi totale. Mais je me trompais.
Trente secondes plus tard, je percus une lueur rosee, tres faible au debut, puis de plus en plus riche, jusqu’a ce que la caverne devienne plus lumineuse que la Faille elle-meme, plus lumineuse que Pacem a la lueur de ses lunes trines. Cette lumiere irradiait d’une centaine, d’un millier de sources dont je ne distinguai la nature que lorsque les Bikuras se mirent tous a genoux pour prier avec devotion.
Les murs et le plafond de la caverne etaient incrustes de croix dont la taille allait de quelques millimetres a pres d’un metre de long. Chacune diffusait une lueur d’un rose intense. Invisibles a la lumiere des torches, ces croix baignaient maintenant la caverne d’une clarte irreelle. Je m’approchai de celle qui etait la plus proche de moi, incrustee dans la paroi. Elle faisait une trentaine de centimetres de large, et emettait une douce lueur pulsee, organique. Ce n’etait ni une excroissance sculptee de la paroi ni un objet fixe a celle-ci. C’etait quelque chose de nettement organique, de vivant, evoquant un corail mou et tiede au toucher.
Il y eut alors un tres leger bruit, ou plutot une sorte de perturbation de l’air. Je me retournai juste a temps pour voir une ombre entrer dans la caverne.
Les Bikuras etaient toujours a genoux, la tete inclinee en avant, les yeux baisses. Je demeurai debout, sans quitter un seul instant des yeux la chose qui se deplacait maintenant au milieu des Soixante-dix.
Elle avait une forme vaguement humanoide, mais ce n’etait en aucun cas une creature humaine. Elle faisait au minimum trois metres de haut. Meme lorsqu’elle etait immobile, sa surface argentee semblait en mouvement comme du mercure en suspens dans l’air. La lueur rosee des croix incrustees dans les parois de la galerie se reflechissait sur les lames de metal incurvees qui sortaient de son front, sur ses quatre poignets, ses coudes bizarrement articules, ses genoux, son dos herisse d’une armure, son thorax. La creature circula quelques instants, comme si elle glissait sur le sol, parmi les Bikuras agenouilles, puis elle tendit quatre longs bras, prolonges par des mains dont les doigts cliqueterent comme des scalpels chromes, en un geste qui me rappela, absurdement, Sa Saintete en train de donner, sur Pacem, sa benediction aux fideles.
Il ne faisait aucun doute que j’avais devant moi le legendaire gritche.
J’ai du faire, a ce moment-la, un mouvement ou un leger bruit, car de grands yeux rouges se sont tournes vers moi, et je me suis trouve hypnotise par les jeux de lumiere derriere leurs multiples facettes. Il ne s’agissait pas seulement de reflets, mais d’une terrible lumiere rouge sang qui semblait bruler a l’interieur du crane herisse de cette creature, et vibrer dans les terribles prismes loges dans des orbites ou Dieu a voulu que se situent les yeux.
Puis le gritche s’est deplace, ou plutot a cesse de se trouver a un endroit pour etre aussitot a un autre, a moins d’un metre de moi, ses bras aux articulations etranges m’entourant d’une barriere de lames organiques et d’acier liquide argente. Haletant, incapable de trouver mon souffle, je vis mon propre reflet, au visage bleme et deforme, dansant a la surface de la carapace metallique et des yeux a facettes de la creature.
Je dois avouer que ce que je ressentais tenait plus de l’exaltation que de la peur. Quelque chose d’inexplicable etait en train de se produire. Forme a la casuistique jesuite, trempe au bain glace de la science, je n’en comprenais pas moins, en cette seconde, les anciennes obsessions des religieux de toutes les epoques pour d’autres formes de peur spirituelle : les affres de l’exorcisme, la danse folle des derviches, le rituel des figurines du Tarot, l’abandon presque erotique des seances spirites, l’usage des langues sacrees ou la transe du gnosticisme zen. Je compris, en cet instant, a quel point l’affirmation de l’existence des demons ou l’invocation