n’appartient pas au cruciforme.

— Mais il sert la croix, dit Alpha. Il pourrait tres bien appartenir au cruciforme.

Cette fois-ci, un lourd silence accueillit la remarque.

— Il sert la croix et il a prie dans la salle du cruciforme, declara Alpha. Il ne doit pas mourir de la vraie mort.

— Ils meurent tous de la vraie mort, fit un Bikura dont je ne reconnus pas la voix.

J’avais mal aux bras a force de maintenir la croix levee.

— Excepte les Soixante-dix, acheva le Bikura anonyme.

— C’est parce qu’ils ont servi la croix, et qu’ils ont prie dans la salle, et qu’ils ont appartenu au cruciforme, repliqua Alpha. Ne doit-il pas, lui aussi, appartenir au cruciforme ?

Brandissant ma petite croix metallique, j’attendais leur verdict. J’avais peur de mourir, certes, mais la plus grande partie de moi esprit, etrangement detachee du reste, regrettait surtout que je ne puisse faire parvenir au reste meduse du monde la nouvelle de l’existence de cette incroyable basilique.

— Venez, il faut que nous en discutions, dit Beta aux autres Bikuras.

Ils regagnerent silencieusement le centre du village en me poussant parmi eux.

Ils m’ont enferme dans ma hutte. Je n’ai pas eu la moindre occasion de m’emparer de mon maser. Plusieurs d’entre eux me maintenaient tandis qu’ils vidaient la hutte de la plus grande partie de mes possessions. Ils m’ont pris tous mes vetements. Ils ne m’ont laisse, pour me couvrir, que l’une de leurs robes grossieres.

Plus le temps passe, plus je me morfonds, et plus je me sens gagne par une fureur sourde. Ils m’ont pris mon persoc, mon imageur, mes plaquettes et mes disques. Je n’ai plus rien. Il y a bien une caisse, encore fermee, d’equipement medical a l’emplacement de mon ancien camp, mais en quoi pourrait-elle m’aider a garder trace du miracle de la Faille ? S’ils detruisent les objets qu’ils m’ont pris… et s’ils me detruisent aussi… il n’y aura plus nulle part aucune mention de la basilique.

Si j’avais une arme, je pourrais tuer mes gardiens et…

Mon Dieu ! Quelles idees me viennent a l’esprit ! Que dois-je faire, Edouard ?

Meme si je survis a tout cela, meme si je retourne un jour a Keats, et si je parviens a regagner le Retz, qui me croira, au bout de neuf ans d’absence, compte tenu du deficit de temps du au saut quantique ? Un pauvre vieillard qui revient avec les memes mensonges que ceux qui ont cause son exil…

Mon Dieu ! S’ils detruisent mes preuves, mieux vaut qu’ils me detruisent avec !

Cent dixieme jour :

Ils ont mis trois jours pour decider finalement de mon sort. Zed et celui que j’appelle Theta prime sont venus me chercher peu apres midi. L’eclat de la lumiere solaire m’a fait cligner des yeux. Les Soixante-dix etaient assembles en large demi-cercle au bord de la falaise. Je m’attendais vraiment a ce qu’ils me precipitent dans l’abime. C’est alors que j’ai remarque le feu.

J’avais suppose que les Bikuras etaient si primitifs qu’ils avaient perdu l’art d’allumer et d’entretenir un feu. Ils n’utilisaient pas le feu pour se chauffer, et leurs huttes etaient toujours plongees dans la penombre. Je ne les avais jamais vus faire cuire des aliments, pas meme les petites creatures arboricoles qu’ils devoraient a l’occasion. Mais c’etait bien un grand feu qu’ils avaient allume aujourd’hui, et je ne voyais pas qui d’autre aurait pu le faire a leur place.

Je me penchai pour voir ce qui alimentait les flammes. Ils etaient en train de detruire mes vetements, mon persoc, mes notes d’ethnologie, mes bandes, mes disques, mes plaquettes, mon imageur, tous les supports de mes precieuses informations. Je me mis a hurler, je voulus me jeter au milieu des flammes, je les traitai de noms que je n’avais pas prononces depuis l’epoque ou, gamin, je trainais dans les rues. Ils demeurerent impassibles. Finalement, Alpha se rapprocha de moi pour me dire a voix basse :

— Tu vas appartenir au cruciforme.

Je m’en fichais completement. Ils me reconduisirent dans ma hutte, ou je sanglotai pendant plus d’une heure.

Il n’y a pas de gardien devant ma porte. Je suis sorti sur le seuil, pret a m’elancer vers la foret des flammes. J’ai meme pense, moyen plus simple et tout aussi radical, a me jeter dans la Faille.

Mais je n’en ai rien fait.

Le soleil va bientot se coucher. Deja, le vent commence a faire entendre sa chanson.

Bientot… tres bientot…

Cent douzieme jour :

Cela fait seulement deux jours ? Il me semble pourtant qu’une eternite est passee.

Cela n’est pas parti ce matin. Cela n’est pas parti.

La plaquette du scanneur medical est devant moi, mais je n’arrive pas a y croire. Et pourtant… J’appartiens bien au cruciforme, maintenant.

Ils sont venus me chercher juste avant le coucher du soleil. Tous ensemble. Je ne leur ai oppose aucune resistance tandis qu’ils m’entrainaient vers le bord de l’abime. Ils sont encore plus agiles pour se servir des lianes que je ne l’avais imagine. J’ai ralenti leur descente, mais ils ont ete patients avec moi. Ils m’ont montre les passages les plus faciles et les plus courts.

Le soleil d’Hyperion etait descendu au-dessous des nuages bas, et il etait visible au-dessus de la crete de la paroi ouest tandis que nous franchissions les derniers metres qui nous separaient de la basilique. La chanson du vent etait plus forte qu’a l’accoutumee, comme si nous nous trouvions parmi les tuyaux d’un gigantesque orgue d’eglise. Les basses etaient si puissantes que mes os et mes dents vibraient en harmonie avec elles, et les aigus etaient si percants qu’ils devaient grimper haut dans le domaine ultrasonique.

Alpha a ouvert les grandes portes, et nous sommes entres dans le vestibule puis dans la salle centrale de la basilique. Les Soixante-dix ont forme un large cercle autour de l’autel et de sa croix geante. Il n’y a eu ni chant ni litanie. Pas la moindre ceremonie. Nous sommes simplement restes la en silence tandis que le vent rugissait contre les colonnes cannelees de l’exterieur et resonnait dans la grande salle creusee a meme le roc. Il resonnait de plus en plus fort, si fort que je dus me boucher les oreilles des deux mains pendant que les rayons maintenant horizontaux d’un soleil vaporeux emplissaient tout l’espace de leurs tons sombres, ambres, dores, lapis-lazuli, puis de nouveaux ambres. Ces couleurs etaient si intenses qu’elles chargeaient l’atmosphere d’une lumiere dense et collaient a la peau comme de la peinture. J’observai la maniere dont la croix capturait cette lumiere et la retenait dans chacune de ses milliers de petites pierres precieuses. Elle la retenait, semblait-il, meme apres que le soleil se fut couche et que les vitraux eurent retrouve leur couleur grise du crepuscule. C’etait comme si le grand crucifix, apres avoir absorbe cette lumiere, la renvoyait sur nous, en nous. Puis meme la croix finit par s’assombrir, les vents moururent, et dans la penombre soudaine j’entendis la voix d’Alpha qui disait :

— Emmenez-le.

Nous sommes ressortis sur la large corniche de pierre, ou Beta nous attendait avec des torches. Tandis qu’il les faisait passer a quelques-uns de ses compagnons, je me demandai si le feu, pour les Bikuras, n’etait pas reserve aux rites sacres. Mais Beta descendait deja les etroites marches de pierre qui conduisaient dans les profondeurs de la gorge, et les autres le suivaient.

J’avancai tres lentement, au debut, terrorise, agrippant la moindre saillie de la roche, la moindre racine susceptible de me rassurer. L’abime, sur ma droite, etait si vertigineux que cette descente paraissait presque absurde. Emprunter ces vieilles marches de pierre etait mille fois plus effrayant que de se balancer aux lianes du sommet de la falaise. Il fallait regarder vers le bas chaque fois que l’on posait le pied sur une pierre etroite que l’age avait rendue glissante. La chute semblait inevitable, et elle ne pardonnerait pas.

J’avais envie de leur dire d’arreter, de me laisser regagner au moins l’abri de la basilique, mais le plus gros de la troupe des Bikuras descendait derriere moi, et il etait fort improbable qu’ils acceptent de s’aplatir contre la paroi pour me laisser remonter. De plus, ma curiosite a propos de ce qu’il y avait en bas etait encore plus grande que ma peur. Je m’arretai donc assez longtemps pour lever les yeux vers le bord de l’abime, a trois cents metres de moi, et voir que les nuages etaient partis, que les etoiles brillaient, et que le ballet nocturne des meteores et de leurs traines se jouait deja sur un fond de ciel d’encre. Puis je baissai la tete, me mis a reciter mon rosaire a voix basse et suivis la torche et les Bikuras dans les troubles profondeurs de la Faille.

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