Le consul se frotta le haut de la levre superieure ou perlait la transpiration.

— Si l’arbre se deplace a rebours dans le temps comme les Tombeaux, dit-il, cela signifie que les victimes viennent de notre futur.

Kassad ne repondit pas. Les autres regardaient maintenant le consul, mais seul Weintraub semblait comprendre le sens de sa remarque et sa finalite.

Resistant a l’envie de se frotter de nouveau le haut de la levre, le consul reprit d’une voix tranquille :

— Avez-vous reconnu dans l’arbre certains d’entre nous ?

Kassad demeura silencieux durant une bonne minute. Puis les bruits du fleuve et des superstructures du navire parurent s’amplifier tandis qu’il repondait, apres avoir pris une longue inspiration :

— Oui.

Le silence, de nouveau, s’etira. Ce fut Brawne Lamia qui le rompit.

— Vous ne voulez pas nous dire qui ?

— Non.

Il se leva de son siege et se dirigea vers l’escalier qui menait aux ponts inferieurs.

— Attendez ! lui cria le pere Hoyt.

Kassad s’immobilisa en haut de l’escalier.

— Il y a deux autres choses que j’aimerais que vous nous disiez.

— Lesquelles ?

Le pere Hoyt grimaca sous l’effet d’une vague de douleur. Son visage decharne palit sous la pellicule de transpiration qui le recouvrait. Il prit une profonde inspiration, puis murmura :

— Premierement, est-ce que vous avez l’impression que le gritche… cette femme… ou qui que ce soit… voudrait se servir de vous pour declencher cette terrible guerre interstellaire dont vous avez eu la vision ?

— Oui, murmura doucement Kassad.

— Deuxiemement, pourriez-vous nous dire quel v?u vous avez l’intention de presenter au gritche… ou a cette Moneta… quand vous serez en leur presence a l’occasion du pelerinage ?

Pour la premiere fois, Kassad sourit. Ce fut un sourire pale et froid, d’une froideur extreme.

— Je n’aurai aucun v?u a leur soumettre, dit-il. Lorsque je les reverrai, je les tuerai.

Les pelerins demeurerent silencieux lorsque Kassad descendit dans les profondeurs du navire. Ils n’echangerent meme pas un regard tandis que le Benares continuait sa route nord- nord-est dans la chaleur etouffante de l’apres-midi.

3

La barge Benares entra dans le port fluvial de Naiade une heure avant le coucher du soleil. L’equipage et les pelerins se presserent contre le bastingage pour regarder les cendres encore fumantes de ce qui avait ete naguere une ville de vingt mille ames. Il en restait peu de chose. La celebre Hostellerie du Fleuve, construite a l’epoque de Billy le Triste, avait brule jusqu’aux fondations. Son debarcadere et ses pontons carbonises, ainsi qu’une partie de ses terrasses ombragees, etaient a demi affaisses dans le lit peu profond du fleuve. Le batiment des douanes n’etait plus qu’une carcasse incendiee. Le terminal des dirigeables, a l’extremite nord-est de la ville, subsistait uniquement sous la forme d’une tour d’amarrage noire comme du charbon. Il n’y avait plus le moindre vestige du petit temple gritchteque du bord de l’eau. Plus grave encore, du point de vue des pelerins, etait la destruction de la Gare Fluviale de Naiade. Le debarcadere etait entierement devaste, et les enclos des mantas s’ouvraient sur le fleuve.

— Bordel de Dieu ! s’exclama Martin Silenus.

— Qui a pu faire ca ? demanda le pere Hoyt. Le gritche, vous croyez ?

— Les FT, plus vraisemblablement, lui dit le consul. Peut-etre en se battant contre le gritche, au demeurant.

— Je n’arrive pas a y croire, fit Brawne Lamia.

Elle se tourna vers A. Bettik, qui venait de les rejoindre sur le pont arriere.

— Vous n’etiez pas au courant ?

— Non, repondit l’androide. Nous n’avons plus aucun contact, depuis huit jours, avec toute la zone situee au nord des ecluses.

— Comment ca ? s’etonna Lamia. Meme s’il n’y a pas d’infosphere sur ce foutu monde, vous devez bien avoir des radios ?

A. Bettik eut un leger sourire.

— Nous avons bien la radio, H. Lamia, mais les satcoms ont ete detruits, ainsi que les relais hyperfrequences des ecluses de Karla. Quant aux ondes courtes, nous n’y avons pas acces.

— Et les mantas ? demanda Kassad. Croyez-vous que nous puissions arriver jusqu’a la Bordure avec celles que nous avons ?

Bettik fronca les sourcils.

— Il le faudra bien, colonel. Mais c’est un crime. Les deux mantas deja harnachees ne s’en remettront pas. Avec de nouvelles betes, nous aurions pu atteindre la Bordure avant l’aube. Avec ces deux-la, ajouta l’androide en haussant les epaules, peut-etre dans l’apres-midi, si elles tiennent le coup jusque-la.

— Le chariot a vent nous attendra ? demanda Het Masteen.

— Il faut l’esperer, repondit A. Bettik. A present, si vous voulez bien m’excuser, je vais voir ce que je peux faire pour nourrir ces pauvres betes. Il faudrait que nous puissions repartir dans l’heure qui vient.

Ils ne virent absolument personne dans les ruines de Naiade ou aux alentours. Aucun bateau n’arriva de l’amont. Apres avoir navigue une heure en direction du nord-est, ils penetrerent dans une region ou les forets et les plantations du cours inferieur du Hoolie cedaient la place aux prairies orange et vallonnees du sud de la mer des Hautes Herbes. De temps a autre, le consul apercevait la tour de terre d’une colonie de fourmis architectes. Ces structures dentelees, au bord du fleuve, atteignaient parfois pres de dix metres de haut. Nulle part ils ne virent trace d’une habitation humaine intacte. Le ferry du gue de Betty avait totalement disparu. Il ne restait meme pas un bout de cable ou un abri pour marquer l’endroit ou il avait fonctionne durant pres de deux siecles. L’Auberge des Randonneurs, au cap de la Grotte, etait sombre et silencieuse. A. Bettik et les autres membres de l’equipage appelerent a plusieurs reprises, mais aucune reponse ne sortit de l’entree noire de la caverne.

Le coucher de soleil fit descendre sur le fleuve une quietude sensuelle que brisa bientot un ch?ur d’insectes et de cris d’oiseaux de nuit. Durant quelque temps, la surface du fleuve Hoolie servit de miroir au disque gris-vert du ciel crepusculaire, uniquement troublee par les bonds des poissons happant les insectes du soir et par le sillage des mantas qui peinaient pour remorquer la barge. Tandis que l’obscurite s’etablissait enfin, d’innombrables diaphanes de la prairie, beaucoup plus ternes que leurs cousines de la foret, mais aux ailes plus larges, formant des taches d’ombres luminescentes de la taille d’un jeune enfant, prenaient leur vol au fond des vallees, entre les ondulations des collines. Lorsque les constellations s’allumerent et que les meteores commencerent a sillonner le ciel nocturne, spectacle merveilleux qu’aucune lumiere d’origine humaine ne venait troubler, les lanternes du bateau s’allumerent et le diner fut servi sur le pont arriere.

Les pelerins du gritche etaient silencieux, comme s’ils retournaient encore dans leur tete le sombre et deroutant recit de Kassad. Le consul n’arretait pas de boire depuis la fin de la matinee, et il ressentait maintenant l’agreable sensation de dephasement – par rapport a la realite, et aussi a la douleur du souvenir – qui lui permettait d’affronter chaque soiree et chaque longue nuit. Il demanda, de la voix ferme et posee qui est la marque du veritable alcoolique, a qui il incombait d’entreprendre le recit suivant.

— C’est mon tour, fit Martin Silenus.

Le poete, lui aussi, avait bien bu depuis le debut de la matinee. Sa voix n’etait pas moins assuree que celle du consul, mais la rougeur de ses pommettes osseuses et la lueur un peu hallucinee de son regard le trahissaient.

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