— Disons que c’est moi qui ai tire le numero 3, fit-il en brandissant son bout de papier. Si vous tenez toujours a entendre ma putain d’histoire…
Brawne Lamia souleva son verre de vin a hauteur de ses levres, fronca les sourcils et le reposa devant elle.
— Ne vaudrait-il pas mieux discuter d’abord de ce que les deux premiers recits nous ont appris, afin de voir comment notre… situation presente pourrait en etre affectee ? demanda-t-elle.
— Pas encore, intervint Kassad. Les informations dont nous disposons ne sont pas suffisantes.
— Laissons parler H. Silenus, declara Sol Weintraub. Nous discuterons ensuite de ce que nous aurons entendu.
— Je suis d’accord, approuva Lenar Hoyt.
Het Masteen et le consul hocherent la tete.
— Tres bien, fit Martin Silenus. Je vais vous raconter mon histoire. Laissez-moi seulement finir ce putain de vin.
Le recit du poete :
« Les Chants d’Hyperion. »
Au commencement etait le Verbe. Puis arriva le traitement de texte, et leur foutu processeur de pensee. La mort de la litterature s’ensuivit. Ainsi va la vie.
Francis Bacon a declare un jour : « De la mauvaise et inadequate formation des mots decoule une delicieuse obstruction de l’esprit. » Nous avons tous eu nos moments de delicieuse obstruction, n’est-ce pas ? Et moi un peu plus que les autres. L’un des plus grands ecrivains du XXe siecle, aujourd’hui oublie – l’ecrivain, pas le siecle – a eu un jour ce bon mot : « J’adore le metier d’ecrire. C’est l’encre et le papier que je ne peux pas voir. » Vous saisissez ? Eh bien, amigos et amiguette, j’adore le metier de poete. Ce sont ces putains de mots que je ne peux pas supporter.
Par ou commencer ?
Par Hyperion, peut-etre ?
(Fondu)
Pres de deux siecles standard plus tot.
Les cinq vaisseaux d’ensemencement du roi Billy le Triste spiralent comme des pissenlits dores sur le fond lapis d’un ciel qui ne nous est que trop familier. Nous nous posons comme des conquistadors a la parade. Plus de deux mille createurs des arts visuels, ecrivains, sculpteurs, poetes, ARNistes, video et holorealisateurs, compositeurs et decompositeurs – j’en passe, et des meilleurs – entoures de cinq fois leur nombre d’administrateurs, techniciens, ecologistes, superviseurs, chambellans et autres leche-cul professionnels, sans mentionner la famille des culs royaux en chair et en os, entouree a son tour de dix fois son nombre d’androides prets a retourner la terre, a pelleter le charbon dans les reacteurs, a edifier des cites, a coltiner un fardeau ou un autre… Vous voyez le tableau, quoi.
Nous avions pose le pied sur un monde deja ensemence par de pauvres bougres qui avaient regresse a l’etat primitif deux siecles plus tot, et qui survivaient au jour le jour, selon la loi du gourdin, comme ils pouvaient. Naturellement, les nobles descendants de ces vaillants pionniers nous prirent pour des dieux, surtout apres que quelques representants de nos forces de securite eurent scorifie deux ou trois des plus agressifs d’entre eux. Tout aussi naturellement, nous acceptames leur veneration comme un du, et nous les fimes travailler pour nous aux cotes de nos peaux-bleues, labourant le quarantieme Sud et edifiant notre rutilante cite sur la colline.
Pour une rutilante cite, on peut dire que c’en etait une. Les ruines que vous voyez aujourd’hui ne peuvent pas vous donner une idee de ce qu’etait cette cite. Le desert, en trois siecles, s’est avance, et les aqueducs venus de la montagne se sont ecroules. Il ne reste plus qu’un squelette. Mais a son heure de gloire, la Cite des Poetes etait resplendissante : l’Athenes de Socrate avec le piment intellectuel de la Venise de la Renaissance, plus la ferveur artistique du Paris des impressionnistes, la vraie democratie de la premiere decennie d’Orbit City, et l’avenir sans fin de Tau Ceti Central.
Vers la fin, bien sur, il ne restait plus rien de toute cette splendeur. Il n’y avait plus que le claustrophobique hall a hydromel de Hrothgar, avec le monstre qui attendait dans les tenebres de l’exterieur. Nous avions notre Grendel, pour sur. Nous avions meme notre Hrothgar, si l’on veut bien serrer un peu les paupieres en regardant le profil pathetique et quelque peu voute du roi Billy le Triste. Il ne nous manquait que les Geats, notre grand Beowulf aux larges epaules et a la petite cervelle, avec sa bande de joyeux psychopathes. C’est pourquoi, faute d’avoir un heros, nous nous sommes cantonnes dans les roles de victimes, composant nos propres sonnets, repetant nos ballets et deroulant nos parchemins pendant que notre Grendel aux epines d’acier emplissait la nuit de terreur et moissonnait les femurs et les cartilages.
C’est vers cette epoque que, sous l’apparence d’un satyre dont la chair etait le miroir de l’ame, je me trouvai plus pres de finir mes
(Fondu au noir)
Il me vient a l’esprit que l’histoire de Grendel est quelque peu prematuree. Les personnages ne sont pas encore en scene. Les scenarios dislineaires et la prose non contigue ont leurs defenseurs, dont je ne suis pas le moindre, mais au bout du compte, mes amis, c’est le personnage qui gagne ou perd l’immortalite sur le velin. N’avez-vous jamais eu le secret sentiment que, quelque part, en cet instant meme, Huckleberry Finn et son ami Jim font avancer leur radeau sur une riviere lointaine, et qu’ils sont beaucoup plus reels que le chausseur oublie qui nous a vendu une paire de souliers pas plus tard qu’hier ? N’importe comment, s’il faut que cette putain d’histoire soit racontee, il faut aussi que vous sachiez qui est dedans. Par consequent – et croyez qu’il m’en coute – je suis oblige de commencer par le commencement.
Au commencement etait le Verbe. Et le Verbe etait programme en langage binaire. Et le Verbe dit : « Que la vie soit ! » C’est ainsi que, quelque part au plus profond des voutes du TechnoCentre du domaine de ma mere, le sperme congele de mon papa depuis longtemps decede fut decongele, mis en suspension, secoue comme les milk-shakes a la vanille d’antan, fourre dans un engin qui ressemblait pour moitie a un pistolet a eau et pour moitie a un godemiche, puis ejacule – en appuyant sur une poire magique – dans ma maman, a l’epoque ou la lune etait pleine et l’ovule a point.
Il n’etait pas vraiment indispensable que ma maman se fasse impregner de cette maniere barbare, naturellement. Elle aurait pu opter pour une fecondation
Quoi qu’il en soit, je naquis ainsi.
Oui, je suis bien ne sur la Terre, l’Ancienne Terre, et allez vous faire empaler, Lamia, si vous ne me croyez pas. Nous vivions dans le domaine de ma mere, sur une ile qui n’etait pas tres eloignee de la Grande Reserve d’Amerique du Nord.
(Notes pour la description de la maison natale sur l’Ancienne Terre :)
Crepuscules fragiles passant du violet au fuchsia puis au pourpre au-dessus des silhouettes de papier crepon des arbres qui prolongent la perspective de la pelouse au sud-ouest. Le ciel, que ne trouble aucun nuage ni aucune trainee de condensation, a la transparence delicate de la porcelaine de Chine. Silence presymphonique de la premiere lumiere de l’aube, suivi du coup de cymbale du lever de soleil dont l’orange et le roux s’illuminent d’or. Puis c’est la longue et froide descente vers le vert : ombres des frondaisons de cypres et de saules pleureurs, feutre vert des clairieres.
Le domaine de ma mere – notre domaine – occupe cinq cents hectares centres au milieu d’un million d’autres. Ses pelouses ont la taille de petites prairies dont l’herbe est si parfaite qu’elle invite a s’y coucher pour une douce sieste. Les essences nobles servent de cadran solaire a la Terre. Leur ombre tourne sans relache, se contractant a midi, se profilant a l’est lorsque le jour vient a mourir. Chene royal. Orme geant. Peuplier du Canada. Cypres. Sequoia. Bonzais. Banians abaissant leurs nouveaux troncs comme les colonnes lisses d’un