machines, et non des manifestations bienveillantes des animas qui nous entouraient. Je croyais dur comme fer aux lutins, aux fees, a la numerologie, a l’astrologie et a la magie de la nuit de la Saint- Jean, au fond des forets primitives de la GRAN. Comme Keats et Lamb dans le studio de Haydon, don Balthazar et moi portions des toasts a la « confusion des mathematiques » et pleurions la destruction de la poesie de l’arc-en- ciel par le prisme indiscret de H. Newton. Plus tard dans la vie, cette defiance, je peux meme dire cette haine, inculquee en moi de maniere precoce, de tout ce qui est scientifique ou clinique, devait beaucoup me servir. Il n’est guere difficile, ai-je appris, de vivre en paien pre-copernicien dans l’Hegemonie post-scientifique.

Mes premiers poemes etaient execrables. Comme c’est le cas pour la plupart des mauvais poetes, je n’avais pas conscience de ce fait, ancre que j’etais dans mon arrogance et dans la croyance stupide que l’acte de creation en soi confere de la valeur aux avortons sans valeur que l’on engendre en son nom. Ma mere faisait preuve d’une exquise tolerance tandis que je semais dans toute la maison d’infames mirlitons fumeux. Elle avait toujours ete indulgente envers son unique enfant, meme lorsque celui-ci etait aussi incontinent qu’un lama insouciant et non apprivoise. Don Balthazar, lui, ne faisait aucun commentaire sur mes ?uvres, principalement, je suppose, parce que j’evitais de les lui montrer. Il estimait, de toute maniere, que le venerable Daton etait un escroc, que Salmud Brevy et Robert Frost auraient du se pendre avec leurs propres boyaux, que Wordsworth etait un cretin, et que tout ce qui etait au-dessous des Sonnets de Shakespeare representait une profanation du langage. Je ne voyais aucune raison d’ennuyer don Balthazar avec mes vers, meme si je me savais un genie en herbe.

Je publiai plusieurs de ces crottes litteraires dans les divers periodiques sur papier alors en vogue dans les principales arcologies des Grandes Maisons d’Europe, les responsables amateurs de ces publications etant aussi desireux d’obliger ma mere qu’elle l’etait de me faire plaisir. De temps a autre, je priais Amalfi ou l’un de mes autres compagnons de jeux (moins aristocrates que moi, et donc branches sur l’infosphere ou sur les modulateurs distrans) de transmettre quelques-unes de mes ?uvres dans la Ceinture ou sur Mars, d’ou elles prendraient peut-etre le chemin distrans des lointaines colonies alors en plein essor, mais ils ne donnaient jamais suite a mes demandes, et j’en concluais qu’ils etaient trop absorbes par leurs occupations.

La croyance en une identite de poete ou d’ecrivain avant l’epreuve du feu de la publication est aussi naive et derisoire que la croyance d’un enfant en sa propre immortalite. Et les desillusions qui s’ensuivent sont tout aussi douloureuses.

Ma mere rendit son dernier soupir en meme temps que l’Ancienne Terre. La moitie environ des Anciennes Familles etaient encore la au moment du dernier cataclysme. J’avais alors vingt ans, et j’avais concu le projet romantique de m’eteindre avec ma planete natale. Mais ma mere en decida autrement. Ce n’etait pas tant ma disparition prematuree qui la preoccupait – tout comme moi, elle avait une tournure d’esprit beaucoup trop egocentrique pour penser a quelqu’un d’autre en un moment pareil – ni meme le fait que l’extinction de l’ADN que je portais en moi signifierait la fin d’une longue lignee d’aristocrates remontant jusqu’au Mayflower. Non ; ce qui la tracassait, c’etait que la famille allait mourir avec des dettes. Nos cent dernieres annees d’extravagances, semble-t-il, avaient ete financees au moyen de prets massifs accordes par la Banque de la Ceinture et quelques autres discrets etablissements extraterrestres. Maintenant que les continents de la Terre se craquelaient, que les grandes forets etaient en flammes, que les oceans brulants se soulevaient en une soupe sterile, que l’air lui-meme se transformait peu a peu en un magma trop chaud et trop epais pour etre respire, mais pas encore assez consistant pour etre laboure, les banques demandaient a etre remboursees, et j’etais solidaire.

Ou, plutot, c’etait le calcul de ma mere qui l’etait pour moi. Elle liquida tous nos avoirs quelques semaines avant qu’ils ne fussent liquefies au sens physique du terme. Puis elle deposa deux cent cinquante mille marks sur un compte a long terme a la Banque de la Ceinture, avant le transfert precipite de son agence, et m’expedia en villegiature dans le Protectorat Atmospherique de Rifkin, sur Heaven’s Gate, une planete mineure qui orbitait autour de l’etoile Vega. Meme a cette epoque reculee, ce monde toxique possedait une liaison distrans avec le systeme Solaire, mais je n’en fis pas usage. Je ne voyageai pas non plus a bord de l’unique vaisseau a effet de spin, equipe d’un propulseur Hawking, qui faisait escale sur Heaven’s Gate une fois par annee standard. Non. Ma mere m’avait envoye sur ce caillou du bout du monde a bord d’une vieille statofusee de la troisieme generation, infraluminique, bourree d’embryons de veaux congeles, de jus d’orange lyophilise et de virus nourriciers, pour un voyage qui devait durer cent vingt-neuf annees de vaisseau, avec un deficit de temps objectif qui s’elevait a cent soixante-sept annees standard !

Ma mere avait calcule que les interets cumules de son depot a long terme suffiraient a eponger la dette familiale, et peut-etre a me faire vivre confortablement pendant quelque temps. Pour la premiere et la derniere fois de sa vie, cependant, elle avait fait une erreur dans ses calculs.

(Notes pour une esquisse d’Heaven’s Gate :)

Rues bourbeuses rayonnant a partir des docks de transformation de la station comme des stigmates sur le dos d’un lepreux. Nuages d’un brun soufre pendant en haillons d’un ciel de jute pourri. Un enchevetrement informe de structures de bois a moitie rongees avant meme d’avoir ete entierement achevees, et les fenetres sans carreaux tournent leur regard aveugle vers les bouches beantes de leurs voisines. Indigenes se reproduisant comme… comme des humains, je suppose. Infirmes sans yeux, les poumons brules par l’atmosphere pourrie, escortant un chapelet d’enfants a la peau boursouflee, autour de cinq annees standard, aux yeux chassieux et larmoyants a cause d’une atmosphere empoisonnee qui les tuera avant la quarantaine. Leur sourire est carie, leurs cheveux gras pullulent de poux et de tiques draculeennes a la panse gonflee de sang. Des parents sourient fierement. Vingt millions de ces bouseux entasses dans des bidonvilles qui debordent d’une ile plus petite que la pelouse de l’aile ouest de ma demeure familiale sur l’Ancienne Terre, luttant pour respirer le seul bloc d’atmosphere respirable sur une planete ou inhaler ailleurs, c’est mourir, se pressant le plus pres possible du centre d’un cercle de moins de cent kilometres qui demeure le seul lieu de survie depuis que la Station de Production d’Atmosphere est tombee en panne.

Heaven’s Gate. Ma nouvelle patrie.

Ma mere n’avait pas envisage la possibilite que tous les comptes de la Terre fussent geles, puis absorbes par l’economie en pleine croissance du Retz. Elle ne s’etait pas rappele non plus que la raison pour laquelle les gens avaient attendu le propulseur Hawking avant d’aller voir comment etait fait le bras spirale de la Galaxie etait que, dans le sommeil cryotechnique de longue duree, contrairement a ce qui se passe dans une fugue de quelques semaines ou de quelques mois, les risques d’accident cerebral irreversible s’elevaient a seize pour cent. J’ai eu, relativement, de la chance. Quand ils m’ont sorti de ma caisse, sur Heaven’s Gate, et quand ils m’ont mis a la construction des canaux d’acide a la peripherie, je n’avais subi qu’une seule attaque cerebrale. Physiquement, j’etais bon, au bout de quelques semaines de temps local, pour le travail au fond des puits de boue. Mentalement, il y avait beaucoup a desirer.

Tout le cote gauche de mon cerveau avait ete isole, comme on isole un secteur endommage dans un vaisseau, a l’aide de portes etanches qui laissent le reste des compartiments atteints expose au vide spatial. J’etais capable de penser normalement. Je retrouvai rapidement le controle du cote droit de mon corps. Seuls les centres du langage etaient endommages au point de ne plus pouvoir etre repares simplement. Le merveilleux ordinateur organique enfonce dans mon crane avait vide son contenu de mots comme un programme avarie. L’hemisphere droit n’etait pas depourvu de toute capacite de langage, mais seules les unites de communication les plus emotionnellement chargees pouvaient trouver place dans cet hemisphere affectif, et mon vocabulaire se trouvait reduit a neuf mots (ce qui, je devais l’apprendre plus tard, etait assez exceptionnel, la majorite des victimes d’AVC n’en retenant que deux ou trois). Pour la petite histoire, voici quels etaient ces mots : chier, putain, foufoune, merde, baiser, enfoire, cul, pipi et caca. Une analyse rapide mettra ici en evidence un certain facteur de redondance. J’avais a ma disposition six substantifs, deux verbes et un adjectif, plus un mot qui pouvait servir a la fois de substantif et de verbe, avec des sens differents. Il y avait donc en realite trois verbes et sept substantifs. En outre, trois mots au moins pouvaient servir d’apostrophe. Mon nouvel univers linguistique etait compose de trois monosyllabes, cinq bisyllabes et un trisyllabe. Parmi les bisyllabes, trois appartenaient au langage de la petite enfance, et deux consistaient en la repetition d’une meme syllabe. Ma panoplie d’expressions offrait trois ou quatre possibilites d’exhortation a s’effacer et deux references directes a l’anatomie humaine. Six mots sur neuf

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