— Non.
Le roi baissa les yeux vers ses pieds, et s’apercut que le gauche baignait dans une mare de cafe. Il fronca les sourcils et epongea la mare avec l’ourlet de sa cape.
— Jamais ? fit-il, bougon.
— A moins que vous ne viviez plus longtemps que moi.
— Ce qui est bien dans mes intentions, me dit-il. Je le lirai tandis que vous agoniserez en faisant le bouc aupres des brebis du royaume.
— C’est une metaphore ?
— Pas du tout. Seulement une prevision.
— Je n’ai pas exerce mes charmes sur une brebis depuis mon enfance a la ferme, lui dis-je. J’ai meme compose une chanson pour promettre a ma mere de ne plus enculer ses brebis sans sa permission.
Tandis que le roi Billy me contemplait d’un ?il morose, j’entonnai quelques mesures d’un classique intitule :
— Martin, me dit le roi, quelque chose ou quelqu’un est en train de massacrer mes sujets.
Je posai ma plume a cote du papier.
— Je sais.
— J’ai besoin de votre aide.
— Pour l’amour du Christ, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire ! Vous voulez que je piste le tueur comme un foutu flic de la TVHD ? Que je me batte a mort avec lui au bord d’un putain de precipice ?
— Ce ne serait deja pas si mal, Martin. Mais pour le moment, je ne vous demande que votre opinion et quelques conseils.
— Premiere opinion, nous avons eu tort de venir ici. Deuxieme opinion, nous serions ridicules de rester. Conseil unique et definitif : foutons le camp.
Billy le Triste hocha lugubrement la tete.
— Vous voulez que nous quittions cette cite, ou tout Hyperion ?
Je haussai les epaules.
Le roi se leva et s’avanca jusqu’a la fenetre de mon petit studio. Elle donnait sur une ruelle etroite qui separait l’immeuble du palais du mur de brique de l’usine voisine de recyclage automatique. Apres avoir contemple ce mur quelques instants sans rien dire, Billy le Triste se tourna vers moi.
— Vous devez connaitre la vieille legende du gritche, me dit-il.
— Quelques fragments.
— Les indigenes associent ce monstre aux Tombeaux du Temps.
— Ils se peinturlurent aussi le ventre pour avoir de meilleures recoltes, et fument du tabac non recombinant.
Le roi hocha la tete devant cette remarque empreinte de sagesse.
— Les equipes d’exploration de l’Hegemonie avaient emis des reserves sur cette planete, dit-il. Elles ont pose des detecteurs partout et ont evite d’etablir leurs bases au nord de la Chaine Bridee.
— Ecoutez, Votre Majeste… Que voulez-vous de moi, au juste ? L’absolution pour avoir bousille et reconstruit la ville ici ? Vous etes absous. Allez en paix et ne pechez plus, mon enfant. Si vous permettez, Majeste,
Mais le roi Billy ne s’ecarta pas de la fenetre.
— Vous recommandez l’evacuation de la cite, Martin ?
Je n’hesitai qu’une seule seconde.
— Oui.
— Et vous partiriez en meme temps que les autres ?
— Pourquoi pas ?
Il se retourna pour me fixer dans les yeux.
— Est-ce que vous
Je ne repondis pas. Au bout d’une minute, je detournai les yeux.
— C’est bien ce que je pensais, me dit le souverain de la planete. Il croisa ses petites mains potelees dans son dos et se perdit de nouveau dans la contemplation du mur.
— Si j’etais detective, me dit-il, j’aurais sans doute quelques soupcons. Le citoyen le moins productif de notre communaute se remet tout a coup a ecrire apres dix ans de silence, seulement deux jours… vous entendez, Martin ? Deux jours apres le debut de cette serie de meurtres. Il a totalement disparu de la vie sociale dont il etait naguere une figure dominante, et consacre son temps a la composition d’une epopee en vers. Il est devenu etrangement timide, et meme les tres jeunes filles sont a l’abri de ses ardeurs de bouc.
— Ses ardeurs de bouc, Majeste ? fis-je en soupirant.
Il me jeta un bref coup d’?il par-dessus son epaule.
— Tres bien, vous m’avez confondu, lui dis-je. J’avoue tout. Je les ai tous assassines et je me suis baigne dans leur sang. Cela agit sur moi comme un putain d’aphrodisiaque litteraire. Encore deux ou trois cents victimes, maximum, et mon prochain bouquin sera pret a etre publie.
Le roi Billy tourna le dos a la fenetre.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je. Vous ne me croyez pas ?
— Non.
— Et pourquoi ?
— Parce que, me dit le roi, je sais qui est l’assassin.
Dans l’obscurite de la fosse holo, nous etions en train de regarder le gritche et la maniere dont il avait tue la romanciere Sira Rob et son amant. La luminosite de l’image etait tres faible. La chair plus toute jeune de Sira semblait luire d’une pale phosphorescence tandis que les fesses blanches de son ami beaucoup moins vieux donnaient l’illusion, dans la penombre, de flotter separement du reste de son corps bronze. Leurs ebats frenetiques etaient sur le point d’atteindre leur point culminant lorsque l’inexplicable se produisit. Au lieu des coups de boutoir de la fin et du soudain fige de l’orgasme, le jeune homme sembla se mettre a leviter obliquement en arriere, comme si sa partenaire l’avait ejecte de son vagin. La bande sonore de l’enregistrement, qui consistait jusque-la en soupirs, haletements et exhortations banals, accompagnes des directives generalement associees a ce genre d’activite, se transforma soudain en une cacophonie de cris aigus, tout d’abord ceux de l’homme puis ceux de Sira.
Il y eut un coup sourd tandis qu’une partie du corps du jeune homme heurtait le cote de la camera. Sira etait en position d’attente tragi-comique et vulnerable, les jambes ecartees, les bras ouverts, les seins flasques et les cuisses pales. Sa tete etait precedemment rejetee en arriere sous l’effet de l’extase, mais elle avait eu le temps de la redresser, et son expression de beatitude d’orgasme imminent faisait deja place a celle, etrangement ressemblante, de la terreur indignee. Sa bouche etait ouverte pour crier quelque chose.
Aucun son n’en sortit cependant. On n’entendit que le bruit de pasteque eclatee fait par les lames acerees qui percaient les chairs, et le dechirement des tissus tandis que les crochets, en se retirant, arrachaient les tendons et les os. La tete de Sira bascula mollement en arriere, la bouche ouverte selon un angle impossible, et son corps explosa litteralement du sternum a la plante des pieds. Sa chair se fendait comme si une hache invisible etait en train de la debiter en petit bois. Des scalpels non moins invisibles completaient le travail, pratiquant des incisions laterales qui faisaient penser aux gros plans obscenes en temps decale de l’operation favorite d’un chirurgien dement. C’etait une autopsie delirante effectuee sur une personne vivante, ou plutot presque vivante. En effet, lorsque le sang avait cesse de jaillir et les spasmes d’agiter son corps, ses membres etaient retombes dans l’inertie de la mort, et ses jambes s’etaient de nouveau ouvertes, comme pour faire pendant a l’etalage obscene de visceres, un peu plus haut. C’est alors que, l’espace d’une fugitive seconde, on apercut un tourbillon flou de rouge et de chrome a cote du lit.
— Arret image, agrandissement et affinement, ordonna le roi Billy le Triste a l’ordinateur central.
Le flou se transforma en une tete issue du cauchemar d’un came : visage mi-chrome, mi-acier, dents de loup mecanique croise avec une pelleteuse a vapeur, yeux de laser rubis enchasses dans des ecrins de sang, front ou rentrait une lame courbe de trente centimetres issue d’un crane de vif-argent qu’elle dominait de trente centimetres, cou herisse d’epines du meme genre.
— Le gritche ? demandai-je.