monde sans mefiance. Le reve de Billy le Triste fut alors tout pres de se concretiser.
Lorsque nous arrivames sur Hyperion, le general Horace Glennon-Height etait mort, sa breve mais brutale mutinerie deja ecrasee. Mais il etait trop tard pour retourner en arriere.
Quelques-uns de nos artistes et artisans les plus endurcis bouderent la Cite des Poetes pour aller mener une existence difficile mais creative a Jackson ou a Port-Romance, ou meme encore dans les territoires vierges en expansion. Mais, pour ma part, je choisis de rester avec Billy.
Durant les premieres annees, je ne trouvai pas ma muse sur Hyperion. Pour beaucoup d’entre nous, les formidables distances, en raison du manque de moyens de transport (les VEM etaient peu surs et les glisseurs extremement rares), ainsi que l’amenuisement de la conscience artificielle du a l’absence d’infosphere et de toute liaison avec la Pangermie autre que notre unique megatrans, conduisirent a un renouveau des energies creatrices et a une prise de conscience accrue de ce que signifiait la condition humaine et artistique.
C’est du moins ce que l’on disait.
Aucune muse ne se manifesta a moi. Ma poesie etait toujours techniquement parfaite et artistiquement aussi morte que le chat d’Huckleberry Finn.
Je pris la decision de mettre fin a mes jours.
Tout d’abord, cependant, je passai quelque temps – neuf ans au moins – a faire ?uvre communautaire en fournissant a Hyperion la seule chose qui lui manquait : le sens de la decadence.
Aupres d’un biosculpteur portant le nom predestine de Graumann Raclette, je me procurai les flancs velus, les sabots et les pieds de bouc d’un satyre. Je laissai pousser ma barbe et allongeai mes oreilles en pointe. Graumann pratiqua egalement quelques interessantes modifications de mon anatomie sexuelle. La chose ne tarda pas a se savoir. De jeunes paysannes, des indigenes, des femmes de pionniers et d’urbanistes au sang bleu attendirent ou solliciterent la visite du seul satyre authentique d’Hyperion. J’appris ce que les mots « priapisme » et « satyriasis » signifient reellement. Outre les joutes sexuelles sans fin, je laissai mes beuveries devenir legendaires et mon vocabulaire regresser presque au stade de l’epoque ou j’avais eu mon attaque cerebrale.
Je prenais un putain de pied. Je plongeais peu a peu dans un putain d’enfer.
Puis, la nuit ou j’avais prevu de me faire sauter la cervelle, Grendel apparut.
(Notes pour une esquisse du monstre :)
Nos pires cauchemars se sont concretises. Quelque chose d’horrible nous voile la lumiere. Les ombres de Morbius et du Krell. Mets du bois dans l’atre, maman, Grendel vient nous voir ce soir.
Au debut, nous croyons que ceux qui manquent sont simplement partis ailleurs. Il n’y a pas de guetteurs sur les murs de notre cite. Il n’y a meme pas de murs, en realite. Aucun soldat ne garde les portes de notre salle de libations. Puis un mari vient nous signaler la disparition de sa femme entre le repas du soir et le coucher de leurs deux enfants. Hoban Kristus, le peintre impressionniste abstrait, rate son entree dans l’Amphitheatre des Poetes pour la premiere fois de ses quatre-vingt-deux ans de metier. L’inquietude commence a se repandre. Le roi Billy le Triste, de retour de sa visite officielle sur les chantiers de restauration de Jackson, promet que les mesures de securite seront renforcees. Un reseau de surveillance automatique est mis en place autour de la ville. Les electroniciens de notre flotte passent les Tombeaux du Temps au detecteur et nous assurent que tout est vide. Des specialistes sont envoyes a l’entree des labyrinthes au pied du Tombeau de Jade. Ils ne detectent rien dans un rayon de six mille kilometres. Des glisseurs automatiques ou habites sillonnent tout le secteur qui s’etend entre la cite et la Chaine Bridee. Ils ne reperent rien de plus que la signature thermique d’une anguille de roche. Durant trois semaines, les disparitions cessent.
Puis la serie de morts commence.
Le sculpteur Pete Garcia est retrouve dans son studio… et dans sa chambre a coucher… et dans son patio. Le directeur de la securite, Truin Hines, commet la folie de declarer a un mediatique :
— C’est comme s’il avait ete mutile par une bete furieuse. Seulement, aucun animal a ma connaissance ne pourrait mettre un homme dans un etat pareil.
Nous sommes tous secretement excites et titilles. C’est vrai que les dialogues sont mauvais, comme dans un million de films et de holos avec lesquels nous avons joue a nous faire peur, mais a present
Nos soupcons vont d’abord au plus evident. Il est clair qu’un psychopathe se promene en liberte parmi nous. Il tue probablement a l’aide d’une lame pulsante ou d’un clap. Cette fois-ci, il (ou elle) n’a pas eu le temps de faire disparaitre le corps. Pauvre Pete.
Le directeur Hines est revoque, et l’administrateur de la cite, Pruett, recoit de Sa Majeste la permission de recruter, former et armer une force de securite d’une vingtaine d’hommes. Il est question de passer les six mille habitants de la Cite des Poetes au detecteur de mensonges. Les terrasses des cafes bourdonnent de discussions houleuses sur les libertes des citoyens. Ne faisant techniquement pas partie de l’Hegemonie, avons-nous en fait des droits quelconques ? D’extravagants stratagemes pour capturer l’assassin sont proposes.
C’est alors que le veritable massacre commence.
La serie de meurtres n’obeit a aucune logique. Les cadavres vont par deux, par trois, tout seuls, ou disparaissent purement et simplement. Parfois, il n’y a pas la moindre goutte de sang ; d’autres fois, il y en a des torrents. Jamais on ne retrouve de temoins ni de survivants. Cela peut se passer n’importe ou. La famille Weimont occupait une villa isolee, mais Sira Rob ne s’eloignait jamais de son studio au sommet d’une tour en plein centre- ville. Deux des victimes ont disparu quand elles etaient seules, probablement en se promenant dans les Jardins du Zen, mais la fille du chancelier Lehman, protegee par deux gardes du corps en faction devant sa porte, se trouvait dans sa salle de bain au dix-septieme etage du palais royal quand elle a disparu sans laisser de traces.
Sur Lusus ou sur Tau Ceti Central, de meme que sur une douzaine de mondes du Retz, la disparition d’un millier de personnes peut a la rigueur passer a peu pres inapercue. Quelques lignes dans le journal du matin ou dans les nouvelles de l’infosphere, et plus personne n’y pense. Mais dans une ville de six mille habitants, sur un monde-colonie de cinquante mille personnes, une douzaine de meurtres suffisent a attirer l’attention.
Je connaissais bien l’une des premieres victimes. Sissipriss Harris avait ete l’une de mes premieres conquetes en tant que satyre, et l’une de mes admiratrices les plus enthousiastes. C’etait une belle fille aux longs cheveux blonds presque trop veloutes pour etre vrais, au teint de peche presque trop virginal pour etre touche, a la beaute trop parfaite pour etre contemplee. Le genre de fille que meme le plus timore des males reve de violenter. Et Sissipriss avait fini par se faire violenter pour de bon. On ne retrouva que sa tete, posee verticalement au centre de la place Lord Byron, comme si le reste de son corps etait immerge jusqu’au cou dans du marbre liquide. Je compris, en apprenant cela, a quel genre de creature nous avions affaire, car j’avais un chat, au domaine de ma mere, qui avait l’habitude de laisser des offrandes du meme genre, les matins d’ete, dans le patio sud. La tete d’une souris, le museau dresse sur les dalles de gres dans une expression de pure stupefaction, ou les restes d’un ecureuil aux longues dents laisses par un predateur fier mais affame.
Le roi Billy le Triste vint me rendre visite alors que je travaillais a mes
— Salut, Billy, lui dis-je.
— On dit : « Bonjour, Votre Majeste », grommela le souverain dans l’un de ses rares acces de susceptibilite royale.
Son begaiement avait disparu le jour ou le vaisseau de descente qui le transportait s’etait pose sur le sol d’Hyperion.
— Bonjour, Votre Majeste Billy.
— Hum… grogna mon suzerain en deplacant quelques tas de papiers pour finalement s’asseoir sur le seul endroit du banc ou il y avait du cafe renverse. Je vois que vous vous etes remis a ecrire, Silenus.
Je n’avais aucune raison de confirmer ou de dementir ce qui etait parfaitement evident.
— Et vous vous servez toujours d’une plume ? demanda-t-il.
— Seulement lorsque j’ecris quelque chose qui vaut la peine d’etre lu.
— Vous pensez que c’est le cas ? fit-il en designant la petite pile de papier que j’avais accumulee en deux semaines locales de travail intensif.
— Oui.
— Comment, oui ? Oui, c’est tout ?
— Oui.
— Et je pourrai bientot le lire ?