lorsque je le souleverais par les replis du cou pour le jeter dehors.
— Il est t-t temps de faire quelque chose pour vous faciliter la t-t tache, me dit mon ex-mecene.
— Il est plutot temps pour vous de foutre le camp d’ici, repliquai-je en mettant a l’abri la derniere pile de poesie.
Je fus moi-meme surpris, en levant les deux bras, de voir que je tenais un chandelier de bronze a la main droite.
— Plus un pas, je vous prie, me dit le roi Billy d’une voix douce en sortant un neuro-etourdisseur de sa poche.
Je n’eus qu’une seule seconde d’hesitation, puis j’eclatai de rire.
— Espece d’avorton minable ! m’ecriai-je. Vous seriez incapable de vous servir de ce putain de truc meme si votre vie en dependait !
Je m’avancai pour lui donner la raclee qu’il meritait et le jeter dehors.
J’avais la joue contre une dalle de pierre de la cour, mais l’un de mes yeux etait suffisamment ouvert pour me laisser apercevoir les etoiles qui brillaient encore a travers la verriere cassee de la galerie marchande. J’etais cependant incapable de cligner. Mes membres et le haut de mon corps commencaient a fourmiller comme si j’avais dormi trop longtemps avant de connaitre un reveil douloureux. J’avais envie de hurler, mais mes machoires et ma langue etaient paralysees. Soudain, je me sentis souleve et adosse a un banc de pierre de telle maniere que mon champ de vision englobait une partie de la cour et la fontaine seche, dessinee par Rithmet Corbet, ou un Laocoon de bronze luttait avec des serpents du meme metal dans la lumiere vacillante des averses meteoriques precedant les premieres lueurs de l’aube.
— Je regrette b-b beaucoup, Martin, me dit une voix familiere, mais toute cette f-f folie doit cesser.
Le roi Billy s’avanca dans mon champ de vision avec une epaisse liasse de feuillets a la main. D’autres feuillets etaient eparpilles sur le rebord de la fontaine, aux pieds du Troyen de bronze. Un bidon de kerosene etait debouche un peu plus loin.
Je reussis enfin a battre des cils. Mes paupieres etaient lourdes comme des couvercles de fer rouille.
— Les effets de l’etou… l’etou… l’etourdisseur devraient cesser d’une minute a l’autre, me dit Billy.
Plongeant les mains dans le bassin, il prit une liasse de feuilles et y mit le feu avec son briquet.
— Non ! reussis-je a hurler a travers mes machoires insensibles.
Les flammes danserent, puis moururent. Le roi Billy laissa les cendres retomber dans le bassin et prit un autre tas de feuilles qu’il roula en cornet. Je vis des larmes perler sur sa joue illuminee par le feu.
— C’est v-v vous qui avez cause cela, me dit le petit homme. Maintenant, il faut en fi… en fi-fi… en finir.
Je fis des efforts surhumains pour me relever. Mes bras et mes jambes remuerent comme les membres mous d’une marionnette mal controlee. La douleur etait devenue atroce. Je hurlai de nouveau, mais seuls le marbre et le granit firent echo a mon gargouillement inarticule.
Le roi Billy brandit un feuillet et declama :
Billy le Triste leva le front vers les etoiles et jeta cette page aux flammes.
— Non ! protestai-je de nouveau.
Forcant mes jambes a se plier, je me redressai sur un genou, essayai de me stabiliser a l’aide d’un bras transperce de mille aiguilles de feu, puis retombai sur le cote.
La silhouette drapee de la cape royale se saisit d’une liasse trop epaisse pour etre roulee en cornet et plissa les paupieres pour lire dans la penombre :
Le roi Billy leva son briquet, et cinquante nouveaux feuillets disparurent dans les flammes. Il laissa tomber le tout dans la fontaine et se pencha pour prendre une nouvelle liasse.
— Par pitie ! implorai-je en me levant, les jambes flageolantes sous l’effet saccade d’impulsions nerveuses contradictoires. Je vous en prie ! Arretez !
La troisieme presence n’apparut pas a un moment precis. Lorsqu’elle entra dans ma conscience, ce fut comme si elle avait toujours ete la et que le roi Billy et moi avions neglige de la voir jusqu’a ce que les flammes soient assez hautes pour cela. Elle etait geante, a quatre bras, moulee dans le chrome et la chitine cartilagineuse. Son regard rougeoyant etait tourne vers nous.
Le roi Billy recula avec une exclamation etouffee, puis se ravisa, fit un pas en avant et jeta le reste du manuscrit dans les flammes de la fontaine. Des fragments de papier carbonise volerent, portes par un courant ascendant d’air chaud. Quelques colombes prirent leur vol, dans un brusque froissement d’ailes, du haut du dome aux poutrelles tordues envahies de vigne vierge.
Je fis, moi aussi, un pas chancelant en avant. Le gritche demeurait immobile. Ses yeux injectes de sang ne bougeaient pas.
— Va-t’en ! s’ecria Billy sans begayer, d’une voix exaltee peut-etre par toute la poesie qui l’entourait. Retourne dans les abimes d’ou tu n’aurais pas du sortir !
Le gritche sembla incliner tres legerement la tete. Les surfaces brillantes lancerent des eclats rouges.
— Seigneur ! m’ecriai-je.
J’ignorais, et j’ignore encore a ce jour si je m’adressais ainsi a l’apparition infernale ou au roi Billy. Mais je fis trois nouveaux pas chancelants et voulus me retenir au bras du roi.
Il n’etait plus la. Un instant le petit roi etait a moins d’un metre de moi, et l’instant suivant il se trouvait a dix metres, porte a bout de bras au-dessus de la cour dallee. Des doigts de metal acere lui transpercaient les bras, la poitrine et les cuisses, mais il se debattait toujours, et tenait quelques pages enflammees dans son poing serre. Le gritche le brandissait comme un pere apportant son fils au bapteme.
— Detruisez-le ! me cria Billy en agitant pathetiquement ses bras transperces. Detruisez-le !