Brawne Lamia glissa la main sous sa tunique et en sortit un couteau laser, pas plus large que son petit doigt, qu’elle pointa sur la tete du poete.
— Miserable avorton de merde ! Un mot de plus de votre part, et je jure que je vous decoupe sur place !
Le silence se fit soudain, absolu a l’exception des trepidations etouffees du vaisseau. Le consul se rapprocha discretement de Martin Silenus tandis que le colonel Kassad faisait deux pas vers Brawne Lamia, par- derriere.
Le poete but une longue gorgee et sourit a la femme aux cheveux bruns. Les levres mouillees, il murmura :
— Construisez votre navire de la mort, oh oui, construisez-le !
Les doigts de Lamia etaient exsangues au contact du tube laser. Le consul s’etait encore rapproche de Silenus, sans trop savoir ce qu’il allait pouvoir faire. Il imaginait la lueur aveuglante du laser en train de lui devorer les yeux. Pendant ce temps, Kassad se penchait vers Lamia telle une ombre geante prete a bondir.
— Madame, fit Sol Weintraub de la couchette ou il etait assis contre la paroi opposee, permettez-moi de vous rappeler qu’il y a un bebe parmi nous.
Lamia tourna vivement la tete a droite. Weintraub avait retire un tiroir assez profond d’un meuble de rangement et l’avait pose sur la couchette pour en faire un berceau. Il etait alle faire la toilette de l’enfant et etait revenu juste avant la tirade du poete. Il posa delicatement l’enfant dans son nid capitonne.
— Excusez-moi, fit Lamia en abaissant le laser miniature. C’est qu’il me… porte tellement sur les nerfs !
Weintraub hocha la tete en remuant doucement le tiroir pour bercer l’enfant. Le mouvement du chariot, associe au grondement sourd de la roue, semblait avoir deja endormi Rachel.
— Nous somme tous sur les nerfs et physiquement epuises, leur dit Weintraub. Il serait peut-etre plus raisonnable que chacun se trouve un endroit ou dormir et se retire pour la nuit.
Brawne Lamia soupira et rangea son arme.
— Je ne trouverai jamais le sommeil, dit-elle. Il se passe des choses trop… etranges.
Les autres approuverent en hochant la tete. Martin Silenus s’etait installe sur le large rebord d’une baie. Il allongea les jambes contre la vitre, but une nouvelle gorgee et demanda a Weintraub :
— Racontez-nous donc votre histoire, mon vieux.
— Oui, fit a son tour le pere Hoyt, d’une paleur cadaverique mais les yeux fievreux d’excitation. Racontez- nous. Il faut que nous en sachions le plus possible avant d’arriver. Nous aurons ainsi un peu de temps pour reflechir.
Weintraub passa la main sur son crane chauve.
— Mon recit n’aura rien de tres palpitant, dit-il. C’est la premiere fois que je viens sur Hyperion. Vous ne m’entendrez parler ni de monstres ni d’actes d’heroisme. Pour celui qui va vous conter cette histoire, la plus grande aventure epique, c’est de s’adresser a sa classe quand il a oublie ses notes.
— Tant mieux, fit Martin Silenus. Nous avons tous besoin d’un bon soporifique.
Sol Weintraub soupira, rajusta ses lunettes et hocha la tete. Il y avait quelques filets noirs dans sa barbe, mais la plus grande partie etait grise. Il baissa la lumiere de la lanterne au-dessus du lit ou etait le bebe, et alla s’asseoir au centre de la grande cabine.
Le consul eteignit les autres lampes et servit du cafe a ceux qui en voulaient encore. La voix de Sol Weintraub s’eleva, lente et precise dans son phrase et dans le choix des mots. Avant longtemps, tout le monde fut sous le charme de sa cadence, melee au rythme sourd des mouvements du chariot a vent qui progressait imperturbablement vers le nord.
Le recit du lettre :
« Amer est le gout du Lethe ».
Sol Weintraub et sa femme Sarai aimaient la vie qu’ils menaient bien avant que la naissance de leur fille, Rachel, ne les comble autant que pouvait l’etre ce couple.
Sarai avait vingt-sept ans lorsque l’enfant fut concu. Sol en avait vingt-neuf. Ni l’un ni l’autre n’avait envisage de suivre un traitement Poulsen, car ils n’en avaient guere les moyens, mais meme ainsi ils pouvaient escompter l’un et l’autre un demi-siecle de bonne sante.
Ils n’avaient jamais quitte le monde de Barnard, l’une des plus anciennes mais aussi plus ternes planetes de l’Hegemonie. Barnard faisait partie du Retz, mais cela faisait peu de difference pour Sol et Sarai dans la mesure ou ils ne pouvaient se permettre de se distransporter souvent, et ne le souhaitaient pas vraiment, de toute maniere. Sol avait recemment celebre sa dixieme annee a l’universite de Nightenhelser, ou il enseignait l’histoire et les belles-lettres tout en poursuivant ses propres recherches sur l’evolution de l’ethique. Nightenhelser etait une petite universite, de moins de trois mille etudiants, mais sa reputation etait grande et elle attirait des jeunes de tout le Retz. Le principal grief des etudiants etait que Nightenhelser et l’agglomeration de Crawford qui l’entourait constituaient un ilot de civilisation au milieu d’un ocean d’ennui. Et c’etait vrai. L’universite se trouvait a trois mille kilometres de Bussard, la capitale, et les regions terraformees qui les separaient etaient exclusivement consacrees a l’agriculture. Il n’y avait eu ni forets a abattre, ni collines a amenager, ni montagnes a contourner qui auraient pu rompre la plate monotonie des champs de mais succedant aux champs de haricots puis de ble puis encore de mais puis aux rizieres, a perte de vue. Le poete radical Salmud Brevy avait enseigne quelque temps a Nightenhelser, avant la mutinerie de Glennon-Height. Lorsqu’il avait ete radie, avant de se distransporter sur le Vecteur Renaissance, il avait declare a ses amis que le comte de Crawford, sur le continent Sud de Sinzer de la planete de Barnard, representait, a son avis, le Huitieme Cercle de la desolation sur le plus infime furoncle au cul de la Creation.
Sol et Sarai Weintraub s’y plaisaient cependant. Crawford, avec ses vingt-cinq mille habitants, semblait construite sur le modele de quelque ville des Grandes Plaines americaines du XIXe siecle. Les rues etaient larges et bordees d’ormes et de grands chenes qui formaient des voutes epaisses. (Barnard avait ete la deuxieme colonie extrasolaire de la Terre, amenagee plusieurs siecles avant l’apparition du propulseur Hawking et l’hegire, et les vaisseaux d’ensemencement, a l’epoque, etaient enormes.) Les maisons de Crawford evoquaient des styles qui allaient de l’epoque victorienne a celle du renouveau canadien. Elles etaient cependant toutes blanches, et posees a l’arriere de pelouses irreprochables.
Les batiments de l’universite proprement dite etaient d’inspiration georgienne, avec une predominance de briques rouges et de colonnades blanches entourant l’ovale de la cour d’honneur. Le bureau de Sol se trouvait au deuxieme etage du batiment Placher, le plus vieux du campus. L’hiver, il avait vue sur les branches nues qui ciselaient la cour de leurs contours complexes. Il adorait l’odeur de craie et de vieilles boiseries qui n’avait pas change depuis l’epoque ou il etait lui-meme etudiant ici. Chaque jour, en montant dans son bureau, il regardait avec amour les vieilles marches en bois usees par vingt generations d’etudiants de Nightenhelser.
Sarai etait nee dans une ferme situee a mi-chemin de Bussard et de Crawford. Elle avait eu son diplome de theorie musicale l’annee avant celle ou Sol avait reussi son doctorat. C’etait une jeune femme active et pleine de vie, qui compensait amplement par sa personnalite ce qui lui manquait en beaute selon les canons en vigueur. Elle avait toujours garde, plus tard, ce charme personnel. Elle avait fait deux annees d’etudes a l’exterieur, a l’universite de Lugdunum, sur Deneb Drei, mais elle y avait eu le mal du pays. Les couchers de soleil y etaient trop brusques ; les montagnes si celebres decoupaient la lumiere en tranches comme une faux a la lame ebrechee, et elle avait la nostalgie des crepuscules de son monde natal, qui duraient des heures, avec l’Etoile de Barnard flottant a l’horizon comme un gros ballon ecarlate tandis que le ciel se figeait pour le soir. Mais ce qui lui manquait