Durant les deux semaines qui suivirent, leur fille, a present adulte et responsable d’une maniere rarement donnee a des individus faisant deux fois son age, prit plaisir a se reposer chez elle. Un soir, alors qu’ils se promenaient sur le campus, juste apres le coucher du soleil, elle questionna son pere sur leur heritage culturel.
— Dis-moi, papa, est-ce que tu te consideres toujours comme un juif ?
Surpris par la question, Sol s’etait passe la main dans les cheveux avant de repondre :
— Un juif ? Oui, je suppose. Mais cela ne signifie peut-etre plus pour moi la meme chose qu’avant.
— Est-ce que je suis juive ? avait alors demande Rachel, dont les joues luisaient dans la pale clarte du ciel.
— Tu l’es si tu choisis de l’etre. Tout cela n’a plus le meme sens depuis que l’Ancienne Terre est morte.
— Si j’avais ete un garcon, m’aurais-tu fait circoncire ?
Sol avait eclate de rire, a la fois ravi et embarrasse par la question.
— Je suis tres serieuse, lui avait dit Rachel.
— Je suppose que oui, ma louloute, avait dit Sol en rajustant ses lunettes. Mais je n’y avais jamais reflechi avant, je l’avoue.
— Es-tu deja alle a la synagogue de Bussard ?
— Pas depuis ma bar mitzvah, repondit Sol en repensant au jour ou, cinquante ans plus tot, son pere avait emprunte le Vikken de l’oncle Richard et avait emmene toute la famille a la capitale pour y celebrer le rite.
— Papa, pourquoi les juifs pensent-ils que tout cela a… moins d’importance maintenant qu’avant l’hegire ?
Sol avait ecarte ses mains puissantes, qui ressemblaient plus a celles d’un tailleur de pierres qu’a celles d’un universitaire.
— Voila une excellente question, Rachel. C’est sans doute parce que la plus grande partie de notre reve s’est eteinte. Il n’y a plus d’Israel. Le Nouveau Temple a dure moins longtemps que le premier et le deuxieme. Dieu a rompu sa parole en detruisant la Terre une seconde fois. Et la diaspora que nous connaissons maintenant est… eternelle.
— Mais il y a d’autres endroits ou les juifs conservent leur identite ethnique et religieuse, insista Rachel.
— C’est certain. Sur Hebron, et dans certains secteurs isoles du Confluent, on trouve des communautes entieres… hassidiques, orthodoxes, asmoneennes, tout ce que tu voudras. Mais elles ont plutot tendance a se figer, et a s’orienter vers… les activites touristiques.
— Comme un parc thematique ?
— Si tu veux.
— Est-ce que tu veux bien m’emmener demain au temple Beth-El ? Je pourrais emprunter son strat a Khaki.
— Inutile. Nous pouvons prendre la navette de l’universite. C’est d’accord… Cela me fera plaisir d’aller avec toi a la synagogue.
La nuit tombait sous les grands ormes. Les lumieres de la ville s’allumerent de part et d’autre de la grande allee qui conduisait a leur maison.
— Papa, avait declare Rachel, je vais te poser une question que j’ai du repeter mille fois depuis l’age de deux ans. Est-ce que tu crois en Dieu ?
Sol n’avait pas souri. Il n’avait aucune autre reponse a lui donner que celle qu’il lui avait deja repetee mille fois :
— J’attends de voir.
Le memoire d’etudes superieures de Rachel portait sur les artefacts d’origine non humaine ou prehegirienne. Durant trois annees standard, Sol et Sarai ne virent Rachel qu’en quelques occasions espacees, entrecoupees d’envois de pelures distrans a partir de mondes exotiques relativement proches mais n’appartenant pas au Retz. Ils savaient que ses etudes sur le terrain n’allaient pas tarder a la conduire bien au-dela du Retz, dans les Confins ou le deficit de temps devorait la vie et les souvenirs de ceux qui restaient derriere.
— Ou diable se trouve cet Hyperion ? avait demande Sarai durant le dernier sejour de Rachel, juste avant le depart de son expedition. On dirait une nouvelle marque de produit a recurer !
— C’est un endroit formidable, maman. Il y a plus d’artefacts non humains sur cette planete que partout ailleurs, a l’exception, sans doute, d’Armaghast.
— Dans ce cas, pourquoi ne vas-tu pas sur Armaghast, qui n’est qu’a quelques mois du Retz ? Pourquoi te contenter du numero deux ?
— Hyperion n’est pas encore un pole d’attraction majeur pour les touristes, bien qu’ils commencent a poser des problemes la-bas aussi. Les gens qui ont de l’argent voyagent de plus en plus en dehors du Retz.
Sol etait intervenu, d’une voix soudain rauque.
— Ce sont les labyrinthes que tu as l’intention d’etudier, ou bien les artefacts appeles Tombeaux du Temps ?
— Les Tombeaux du Temps, papa. Je vais travailler avec le professeur Melio Arundez, qui en sait plus que n’importe qui sur les Tombeaux.
— Je croyais qu’ils etaient dangereux, fit Sol d’un ton aussi neutre que possible mais avec un serrement de gorge.
Rachel sourit.
— Tu penses a la legende du gritche ? Il y a deux siecles qu’on n’entend plus parler de ca.
— Mais j’ai vu des documents sur les evenements troublants qui ont accompagne la seconde colonisation… commenca Sol.
— Je les ai vus aussi, papa. A l’epoque, on ne connaissait pas encore les grosses anguilles de roche qui descendent chasser dans le desert. Elles ont sans doute emporte quelques colons, et cela a degenere en panique. Tu sais bien comment naissent les legendes. D’ailleurs, les chasseurs les ont exterminees depuis.
— Aucun vaisseau ne se pose la-bas, insista Sol. Il faut y aller a la voile. Ou a pied. Ou je ne sais par quel foutu moyen de transport archaique.
Rachel se mit a rire.
— Dans l’ancien temps, les gens qui arrivaient la-bas par la voie aerienne sous-estimaient les effets des champs anentropiques, et il y a eu des accidents, c’est vrai. Mais il y a aujourd’hui une ligne de dirigeables qui fonctionne tres bien. Il y a aussi un grand hotel, appele forteresse de Chronos, sur les contreforts des montagnes du nord, qui recoit chaque annee des centaines de touristes.
— C’est la que tu descendras ? demanda Sarai.
— Une grande partie du temps. Ca va etre fabuleux, maman !
— Pas trop fabuleux quand meme, j’espere, avait dit Sarai.
Et ils avaient souri tous les trois.
Rachel resta quatre ans en transit. Pour elle, ce ne furent que quelques semaines de fugue cryotechnique, mais Sol souffrit de son absence encore plus que si elle avait ete quelque part dans le Retz, occupee et inaccessible. L’idee qu’elle s’eloignait de lui a une vitesse supraluminique, enveloppee du cocon quantique artificiel de l’effet Hawking, lui semblait effrayante et de mauvais presage.
Ils avaient toujours de nombreuses activites. Sarai avait abandonne la critique pour se consacrer davantage a des problemes locaux lies a l’environnement, mais pour Sol ce furent des annees particulierement productives, durant lesquelles il fit paraitre son deuxieme livre, bientot suivi d’un troisieme. Le deuxieme,
Cinq annees s’etaient presque ecoulees depuis le depart de Rachel lorsque Sol fit un reve qui allait bouleverser sa vie.