peut-etre le plus, c’etait la plaine parfaite ou, petite fille, de sa chambre du deuxieme etage, sous les combles a pente abrupte, elle voyait s’approcher, a travers cinquante kilometres de champs quadrilles, un rideau de tempete bleu ecchymose eclaire de l’interieur par des eclairs blancs. Et c’etait sa famille, aussi, qui manquait a Sarai.

Elle avait connu Sol une semaine apres etre arrivee a Nightenhelser. Il lui avait fallu trois ans pour se decider a la demander en mariage, et elle avait accepte. Au debut, elle ne voyait rien d’extraordinaire chez ce petit etudiant de deuxieme cycle. Elle s’habillait toujours a la mode du Retz, s’interessait au mouvement musical post- destructionniste, lisait Obit et Nihil ainsi que les revues d’avant-garde du Vecteur Renaissance et de TC2. Elle affectait d’etre blasee par la vie et d’utiliser un vocabulaire de revolutionnaire, et rien de tout cela n’allait vraiment avec l’etudiant en histoire demi-portion mais assidu qui avait renverse sur elle une salade de fruits a la soiree d’honneur du doyen Moore. Les qualites exotiques qu’auraient pu conferer a Sol Weintraub ses ascendances juives etaient annulees par son accent barnardien, sa garde-robe de la boutique des princes de Crawford, et aussi le fait qu’il etait venu a la reception, distraitement, avec sous le bras un exemplaire des Variations sur la Solitude de Detresque.

Pour Sol, cela avait ete le coup de foudre. Il ne pouvait detacher son regard de la fille aux pommettes rouges et au rire argentin, ignorant la toilette couteuse et les ongles demesures a la mode des mandarins pour ne retenir que le charme petillant de la jeune fille qui avait tout pour faire des signaux energiques a un jeune homme esseule. Sol ignorait qu’il souffrait de la solitude jusqu’a ce qu’il eut rencontre Sarai. Mais apres lui avoir serre la main et lui avoir renverse sa salade de fruits sur le corsage, il comprit que la vie sans elle serait eternellement vide s’il ne l’epousait pas.

Ils convolerent la semaine qui suivit l’annonce du recrutement de Sol comme professeur a l’universite. Leur lune de miel se deroula sur Alliance-Maui. C’etait la premiere fois qu’il utilisait le distrans. Ils louerent pour trois semaines une ile mobile sur laquelle ils visiterent les merveilles de l’archipel Equatorial. Sol ne devait jamais oublier les images paradisiaques de ce voyage au soleil et au vent du grand large. La plus chere et la plus secrete de ces images etait celle de Sarai surgissant toute nue de l’ocean apres un bain de minuit, entouree des mille feux des etoiles de la Centralite et de celles qui brillaient dans le sillage phosphorescent de l’ile et sur son propre corps.

Ils voulaient avoir un enfant immediatement, mais la nature ne leur donna satisfaction qu’au bout de cinq ans.

Sol n’oublierait jamais comment il avait tenu le ventre de Sarai dans le creux de ses mains tandis qu’elle se tordait dans les douleurs. L’accouchement fut difficile, jusqu’au moment ou, finalement, incroyablement, Rachel Sarah Weintraub naquit, a 2 h 01 du matin, au Centre Medical du Comte de Crawford.

La presence de l’enfant ne fut pas sans troubler l’existence solipsiste de Sol en tant qu’universitaire distingue, et celle de Sarai en tant que critique musicale pour l’infosphere de Barnard. Mais ils ne s’en plaignirent pas. Les premiers mois melerent continuellement les fatigues et les joies. Tard, le soir, entre deux tetees, Sol entrait sur la pointe des pieds dans la chambre de Rachel pour la regarder dormir dans son berceau. Le plus souvent, Sarai etait la aussi, et ils contemplaient ensemble, main dans la main, le miracle d’un bebe en train de dormir sur le ventre, les fesses a l’air, la tete sous le rebord capitonne du berceau.

Rachel etait l’un de ces rares enfants qui parviennent a etre naturellement charmants sans devenir precocement imbus d’eux-memes. A l’age de deux annees standard, sa personnalite et son aspect physique etaient deja frappants. Elle avait les cheveux chatains, les pommettes rouges et le sourire de sa mere. Ses grands yeux bruns etaient ceux de son pere. Les gens disaient qu’elle alliait ce qu’il y avait de mieux dans la sensibilite de Sarai aux qualites intellectuelles de Sol. Un psychologue de leurs amis, specialiste des enfants, leur avait dit un jour que Rachel, a cinq ans, lui semblait particulierement douee pour son age. Elle presentait, d’apres lui, tous les signes d’une curiosite intellectuelle parfaitement structuree, avec des tendances profondes a l’empathie et a la compassion ainsi qu’un sens de l’equite aigu.

Un jour, dans son bureau, alors qu’il etudiait des documents datant de l’Ancienne Terre, Sol tomba sur un passage ecrit par un critique litteraire du XXe ou du XXIe siecle a propos de la maniere dont Beatrice influencait la conception du monde de Dante Alighieri.

Elle seule (Beatrice) avait encore une realite pour lui ; elle seule donnait encore un sens au monde, et de la beaute. Sa nature devint un phare pour lui, ce que Melville devait appeler plus tard, avec plus de sobriete que nous ne pouvons le faire aujourd’hui, son « meridien de Greenwich »…

Sol s’interrompit pour chercher la definition de « meridien de Greenwich », puis continua sa lecture. Le critique ajoutait une note personnelle :

La plupart d’entre nous, je l’espere, ont une Beatrice dans leur vie, epouse, enfant ou amie, quelqu’un qui, par sa nature meme, sa divinite innee ou son intelligence, nous rend inconfortablement conscient de nos mensonges lorsqu’il nous arrive d’en faire.

Sol avait alors arrete le defilement du texte, et s’etait penche vers la fenetre pour contempler l’enchevetrement geometrique des branches au-dessus de la cour d’honneur.

Rachel n’etait pas d’une perfection insoutenable. A cinq annees standard, elle coupa methodiquement avec une paire de ciseaux les cheveux de ses cinq poupees preferees, puis coupa encore plus court ses propres cheveux. A sept ans, decidant que les travailleurs immigres qui vivaient dans les maisons delabrees des quartiers sud de la ville n’avaient pas une alimentation assez equilibree, elle vida tous les garde-manger, congelateurs et synthetiseurs de la maison, reussit a convaincre trois de ses amies de l’accompagner et distribua l’equivalent de plusieurs centaines de marks preleves sur le budget alimentaire de la famille.

Quand elle atteignit ses dix ans, Rachel, en reponse a un defi lance par Stubby Berkowitz, voulut grimper au sommet du plus vieil orme de Crawford. Elle etait parvenue a quarante metres du sol, soit a moins de cinq metres du faite, lorsqu’une branche cassa. Rachel degringola sur les deux tiers de la distance qui la separait du sol. Son pere fut prevenu sur son persoc au milieu d’un cours sur les consequences morales du premier desarmement nucleaire sur la Terre. Il quitta sa classe sans un mot et franchit en courant les douze pates de maisons qui le separaient du Centre Medical.

Rachel avait la jambe gauche cassee, deux cotes enfoncees, un poumon perfore et la machoire fracturee. Elle flottait dans un bain de liquide nourricier reparateur lorsqu’il fit irruption dans la chambre ou elle se trouvait. Elle reussit, en le regardant par-dessus l’epaule de sa mere, a sourire legerement et a lui dire, a travers l’appareil qui lui platrait la machoire :

— Papa, j’etais seulement a cinq metres du sommet, peut-etre moins. La prochaine fois, je suis sure de reussir !

Rachel reussit brillamment dans ses etudes secondaires. Elle recut des propositions de bourse de differentes ecoles specialisees sur cinq mondes ainsi que de trois universites, parmi lesquelles figurait Harvard, sur la Nouvelle-Terre. Mais elle prefera s’inscrire a Nightenhelser.

Sol ne fut guere surpris lorsque sa fille choisit, comme matiere principale, l’archeologie. L’un des plus chers souvenirs qu’il gardait d’elle etait celui des longs apres-midi qu’elle passait sous l’auvent, lorsqu’elle avait a peine deux ans, a remuer la terre, ignorant les araignees et les zygopedes, courant montrer dans la maison chaque bout de plastique et chaque pfennig decolore qu’elle avait deterre, demandant des explications sur leur origine et sur les gens qui les avaient laisses la.

Elle decrocha son diplome a dix-neuf ans. Tout l’ete, elle travailla a la ferme de sa grand-mere, puis elle se distransporta au debut de l’automne. Elle passa alors vingt-huit mois, en temps local, a l’universite de Reichs, sur Freeholm. Lorsqu’elle fut de retour chez elle, ce fut comme si les couleurs etaient revenues dans l’univers de Sol et de Sarai.

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