* * *

Flottant sous un projecteur suspendu, le danseur entrait et sortait du cone dore qui se deversait dans l’air immobile. C’etait une grande bringue de danseur a claquettes en haut-de-forme et queue-de-pie, faux col et chemise empesee. Comme chez tous les danseurs de grande classe, ses mouvements donnaient une impression d’aisance. Les semelles de ses chaussures noires et l’embout metallique de sa canne martelaient un rythme complexe qui resonnait dans les profondeurs obscures du moyeu.

Il dansait a cinquante metres devant la porte de l’ascenseur ordinaire et banal qui avait transporte Chris sur la derniere partie de son ascension. Une sonnerie retentit : lorsqu’il se retourna, la porte se refermait.

Ce danseur le troublait. C’etait comme s’il venait de penetrer dans une salle de cinema ou finirait de se jouer quelque film obscur. L’homme faisait sans doute reference a quelque chose, sans doute l’artiste avait-il une idee derriere la tete. En tout cas, il dansait, et hors de toute signification, se suffisait a lui-meme. Son visage restait cache dans l’ombre portee par le rebord du haut-de-forme ; n’etait visible que son menton pale et pointu. Il devrait oter son couvre-chef, pensa Chris, pour que l’on decouvre un crane vide : le visage meme de la mort. Ou bien cesser de danser et, de sa main elegamment gantee, lui indiquer l’itineraire. Mais il ne lui livra pas le moindre message, refusa de se muer en un symbole quelconque. Il continuait simplement de danser.

Il finit enfin par bouger lorsque Chris approcha. Le projecteur s’eteignit, un autre s’alluma vingt metres plus loin. La silhouette de l’homme trottina dans l’obscurite avant de reapparaitre sous la lumiere crue. Un troisieme projecteur s’eclaira, puis un quatrieme, puis toute une serie qui allait en s’eloignant. Et il sautait de l’un a l’autre, ne s’arretant que le temps d’une phrase d’improvisation rythmique avant de passer au suivant. Enfin les lumieres s’eteignirent. Le bruit des claquettes sur le marbre avait disparu.

L’obscurite dans le moyeu n’etait pas absolue : Loin au-dessus brillait un trait de lumiere rouge, unique et sans epaisseur, aussi fin que le faisceau d’un laser. Chris etait debout parmi de hautes ombres : la collection de cathedrales de Gaia. Tours et clochers, arcs-boutants et gargouilles de pierre ressortaient en gris froid dans l’obscurite impenetrable. Avaient-elles un interieur ? Ses livres ne le precisaient pas. Il savait seulement que Gaia faisait collection d’architecture et plus particulierement d’architecture sacree.

Un claquement de talons regulier qui s’avancaient dans le lointain revela bientot une femme en survetement blanc, pareil a ceux portes par le personnel de quarantaine. Elle deboucha de derriere le coin d’un temple de pierre trapu, s’arreta pour balayer le secteur avec sa lampe torche. Le faisceau eblouit Chris, passa, puis revint l’epingler tel un traitre en fuite et s’abaissa enfin.

« Par ici, je vous prie », lui dit-elle.

Chris lui emboita le pas, un peu gauche dans cette faible gravite. Elle le conduisit par un chemin inegal a travers les monuments. Ses bottes etaient de cuir blanc et munies de talons ferres qui claquaient avec determination. Elle marchait avec aisance alors que Chris avait tendance a rebondir comme une balle en caoutchouc. La rotation du moyeu ne generait ici qu’un quarantieme de g ; il ne pesait que quelques kilogrammes.

Il se demanda ce qu’elle etait. Durant la quarantaine, il ne lui etait pas venu a l’esprit d’avoir des doutes sur l’humanite des employes. Mais ici, la situation etait quelque peu differente. Il savait que Gaia pouvait creer – et creait effectivement – des etres vivants a la demande. Elle pouvait inventer de nouvelles especes, telles les Titanides dont la race n’avait que deux siecles d’existence, et les doter de libre arbitre en les laissant profiter de sa negligence. Ou bien elle pouvait creer des individus isoles, tout aussi libres et incontroles.

Mais elle fabriquait egalement ce que l’on avait coutume d’appeler les « instruments de Gaia » : des creatures qui n’etaient en fait que des prolongements d’elle-meme. Elle s’en servait pour edifier ses repliques de cathedrales grandeur nature, pour communiquer avec des formes de vie inferieures, bref pour accomplir tout ce dont elle etait incapable a travers les processus normaux de son existence. Il n’allait pas tarder a rencontrer l’un de ces instruments, qui se ferait appeler Gaia. Gaia etait effectivement tout autour de lui mais ca ne l’aurait guere avance de parler avec les murs.

Chris regarda de nouveau cette grande femme a l’abondante chevelure brune. Etait-elle un instrument ou bien une vraie femme ?

« D’ou venez-vous ? » lui demanda-t-il.

— Du Tennessee. »

* * *

Les edifices etaient construits sans plan d’ensemble. Par endroits, ils s’entassaient les uns sur les autres en evoquant pour Chris un quartier de taudis celestes. Ailleurs, ils etaient largement separes. Leur arrangement sans suite pouvait aussi bien delimiter une place qu’une allee. Ils passerent, serres entre une replique de Chartres et une pagode anonyme puis traverserent une gigantesque place pavee de marbre qui debouchait sur Karnak.

L’auteur de l’ouvrage lu par Chris confessait sa perplexite quant aux motivations de Gaia pour edifier de telles choses ; et cela fait, pour les laisser dans l’obscurite, pratiquement invisibles. Cela vous donnait l’impression d’etre une mouche perdue dans les trefonds poussiereux d’un coffre a jouets de gosse. Ces structures auraient fort bien pu figurer les pieces d’un Monopoly pour milliardaire.

« Voila mon prefere, dit soudainement la femme.

— Lequel ?

— Celui-ci, et elle pointa sa torche. Le National. »

L’edifice lui semblait familier mais il en avait vu une telle quantite en si peu de temps que tous ces tas de pierres finissaient par se ressembler.

« Quel interet ? On n’y voit presque rien.

— Oh, Gaia n’a pas besoin de lumiere visible, lui assura-t-elle. Tenez, l’un de mes arriere-grands-parents a travaille a celui-ci. Je l’ai vu a Washington.

— Pas tres ressemblant.

— Non, il est rate. Ils vont d’ailleurs le demolir.

— Est-ce pour cela que vous etes venue ici ? Pour etudier sur pieces l’architecture monumentale ? »

Elle sourit. « Non. Pour en construire. Ou pourriez-vous entreprendre ce genre de travaux sur Terre ? Il a fallu des centaines d’annees pour edifier ces monuments. Meme ici, il en faut vingt ou trente et encore, sans syndicats, ni reglementations, ni problemes de prix de revient. Sur Terre, je construisais des trucs bien plus grands, mais si le travail n’etait pas termine en six mois, ils engageaient quelqu’un d’autre. Et une fois le chantier termine, le resultat ressemblait a un etron tombe du ciel. Ici, je travaille sur le Tabernacle mormon du Zimbabwe.

— Oui mais, a quoi ca sert ? Qu’est-ce que ca signifie ? »

Son regard etait empreint de pitie. « Si vous avez a poser ce genre de question, vous ne comprendrez surement pas la reponse. »

* * *

Ils se trouvaient dans une zone de lumiere diffuse. Il etait impossible d’en decouvrir la source mais pour la premiere fois l’eclairage etait suffisant pour reveler le toit du moyeu dont la courbure etait plus accentuee que celle de la couronne, meme si elle etait encore a plus de vingt kilometres au-dessus d’eux. C’etait un filet inextricable dont chaque maille etait formee d’un cable epais de mille metres. Pres du mur le plus proche etait accrochee une toile blanche aussi vaste que la grand-voile d’un cybernautique. On y projetait un film. Non seulement en deux dimensions mais sans couleurs, et muet. Pres de la cabine de projection, un piano mecanique fournissait l’accompagnement musical.

Entre la cabine et l’ecran s’etendait un arpent de tapis persan. Sur des divans et des coussins se prelassaient deux ou trois douzaines d’hommes et de femmes negligemment vetus d’habits barioles. Certains regardaient le film, d’autres causaient, riaient, buvaient. Parmi eux se trouvait Gaia.

Ses photos l’avantageaient plutot.

On avait peu de cliches de cet instrument particulier que Gaia se plaisait a presenter comme « elle-meme en personne ». Et leur echelle restait imprecise. C’etait une chose de dire que Gaia etait une femme de petite

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