taille, et une autre, toute differente, que de lui faire face. On ne l’aurait pas remarquee, assise sur un banc public. Chris en avait croise des milliers comme elle dans les deserts urbains : de petits bouts de chiffonnieres grassouillettes.

Son visage mafflu avait la texture d’une pomme de terre. Elle avait des yeux doux et sombres qui s’enfoncaient sous les sourcils broussailleux entre des replis de graisse. Ses cheveux frisottes, grisonnants, etaient tailles en casque a hauteur d’epaule. Chris avait deniche des photos de Charles Laughton pour verifier que la comparaison, souvent faite, etait juste. Elle l’etait.

Elle eut un rire sardonique.

« Je connais cette reaction, mon gars. J’suis pas aussi impressionnante qu’un bon Dieu de buisson ardent, pas vrai ? D’un autre cote, quelle etait, a votre avis, l’idee de Jehovah en faisant ca ? C’etait de flanquer la trouille a quelques gardiens de chevres juifs superstitieux, voila tout. Allez, gamin, prenez-vous un siege et racontez-moi tout. »

* * *

Il etait etonnamment facile de lui parler. On pouvait mettre cela au credit du choix peu orthodoxe de son image divine : elle convenait de facon quasi parfaite a l’idee maternelle de Gaia, Terre nourriciere. On pouvait se detendre en sa presence. Les choses longtemps retenues pouvaient etre revelees, devoilees, avec une confiance qui allait croissant a mesure qu’on parlait. Elle avait ce truc que devraient posseder tous les parents et tous les bons psychologues : elle ecoutait et surtout, lui donnait l’impression qu’elle le comprenait. Pas necessairement avec une oreille sympathique, ou un amour aveugle. Il n’eprouvait pas le sentiment d’etre specialement son prefere ni meme de l’inquieter particulierement. Mais elle semblait interessee par lui et par le probleme qu’il presentait.

Il se demanda si tout cela n’etait pas subjectif, s’il ne projetait pas tous ses espoirs sur cette petite femme boulotte. En tout cas, il ne pouvait s’empecher de pleurer tout en lui parlant et n’eprouvait aucun besoin de s’en justifier.

Il ne la regardait que peu. Son regard errait plutot, se posait sur un visage, un verre, un tapis, sans les voir vraiment.

Il termina ce qu’il etait venu lui dire. Il n’avait aucune notion certaine de ce qu’il pouvait arriver ensuite : ceux qui etaient revenus gueris restaient etrangement vagues a propos de leurs entrevues avec Gaia et des six mois en moyenne qu’ils avaient passes en elle a l’issue de cette audience. Ils refusaient d’en parler, a aucun prix.

Gaia regarda quelque temps l’ecran, puis elle but une gorgee d’un verre a long pied.

« Parfait, dit-elle enfin. Voila qui corrobore assez bien les informations de Dulcimer. Je vous ai examine en detail, je comprends votre etat et puis vous garantir qu’un traitement est possible. Et pas seulement pour vous mais aussi pour…

— Excusez-moi, mais comment avez-vous fait pour m’exa…

— Ne m’interrompez pas. Revenons a notre marche. Car c’est un marche ; et il est probable que vous ne l’apprecierez guere. Dulcimer vous a pose une question, la-bas a l’ambassade, a laquelle vous n’avez pas repondu. Je me demande si vous y avez reflechi depuis et si vous avez maintenant une reponse. »

En y repensant, Chris se rememora soudain le probleme des deux enfants ligotes devant le train.

« Cela ne signifie pas grand-chose, conceda Gaia, mais ca peut etre interessant : j’y vois deux reponses. Une pour les dieux. Une pour les humains. Y avez-vous reflechi ?

— Oui, sur le coup.

— Et quelle est votre conclusion ? »

Chris soupira et decida de jouer l’honnetete.

« Il me semble probable que… si j’essayais de sauver l’un ou l’autre, je me ferais sans doute tuer en essayant de liberer le second. J’ignore lequel des deux je choisirais d’abord. Mais si je faisais une tentative pour lui, je ne pourrais faire autrement que d’essayer pour l’autre egalement…

— Et de mourir. » Gaia hocha la tete. « C’est une reponse humaine. Vous autres faites ce genre de chose en permanence : grimper sur une branche pour y recuperer l’un de vos semblables et voir la branche se briser sous votre poids. Dix sauveteurs meurent en cherchant un alpiniste perdu. Terrible arithmetique. Cela n’a bien sur rien d’universel. Nombreux sont ceux qui ne bougeraient pas et laisseraient le train ecraser les deux gosses. » Elle lui jeta un regard par en dessous.

« Et vous ?

— Je ne sais pas. Franchement, je ne peux pas affirmer que je me sacrifierais.

— Pour un dieu, la reponse est facile. Un dieu les laisserait mourir l’un et l’autre. En d’autres termes, les existences individuelles n’ont aucune importance. Bien que consciente de chaque hirondelle qui tombe, je ne fais rien pour empecher sa chute. Il est dans l’ordre naturel de la vie que les choses meurent. Je ne compte pas vous voir apprecier ma position, la comprendre ou l’approuver. Je ne fais que l’expliquer. Vous voyez ?

— Je crois. Je n’en suis pas si sur. »

Gaia balaya de la main ses hesitations. « Il importe peu que vous approuviez. Il suffit que vous compreniez de quelle maniere fonctionne mon univers.

— Ca, je crois l’avoir compris.

— A la bonne heure. Je ne suis pas tout a fait aussi impersonnelle que ca. Peu de dieux le sont. S’il y avait une vie apres la mort – ce qui, soit dit en passant, n’est pas le cas, ni dans votre theogonie, ni dans la mienne –, je serais probablement encline a recompenser le brave type qui aurait bondi sur les voies et se serait fait tuer pour sauver les enfants. Et je conduirais ce pauvre bougre au paradis, s’il y en avait un. Mais voila – et elle fit un grand geste pour accompagner son regard amer –, c’est ici ce qu’on peut trouver de plus approchant en matiere de paradis ; je ne m’en vante pas specialement, c’est un coin qui en vaut un autre. On y mange bien.

« Mais si j’admire quelqu’un pour une chose qu’il ou elle a accomplie, alors je le recompense dans cette vie. Vous me suivez ?

— Ben, j’ecoute toujours. »

Elle rit et, se penchant, lui claqua le genou.

« J’aime ca. Maintenant, je ne donne rien pour rien. Et en meme temps, je ne vends rien du tout. J’attribue les guerisons en fonction des merites. Dulcimer m’a dit que vous ne voyiez rien dans tous vos actes pour justifier cette guerison. Pensez-y encore.

— Je ne suis pas bien sur de savoir ce qu’il vous faut.

— Eh bien, disons que pour des actes realises sur Terre, il me faudrait le temoignage de sources independantes. Une invention propice a sauver des vies. Les fondements d’une philosophie nouvelle et de valeur. Le sacrifice de soi pour les autres. Avez-vous vu La Vie est belle, de Frank Capra ? Non ?

Quel scandale de negliger tous les classiques au profit des caprices d’une mode dictee par le gout populaire ! Dans cette histoire, le protagoniste accomplissait des actes qui auraient pu compter a mes yeux mais dont on ne parlait jamais dans les journaux : comme il aurait difficilement pu m’amener une cargaison de temoins aux fins de temoigner devant moi en sa faveur, il n’aurait eu finalement aucune chance. C’est peut-etre regrettable mais je n’ai pas d’autre possibilite d’operer. Alors, avez-vous songe a quelque chose ? »

Chris hocha la tete.

« Que vous ayez accompli depuis votre entretien avec Dulcimer.

— Non, rien. Je suppose que toute mon energie s’est d’abord polarisee sur mon probleme personnel. Je devrais peut-etre m’en excuser.

— Inutile, inutile. Revenons donc a notre marche. La question est que je ne traite qu’avec des heros. Vous pouvez bien supposer que je n’apprecie guere les ephemeres et qu’il me faut bien installer la barre quelque part. J’aurais certes pu prendre la richesse comme critere, auquel cas votre tache eut ete encore plus ardue qu’en ce moment. Il est plus difficile de devenir riche que de devenir un heros.

« Autrefois, je ne vous aurais meme pas adresse la parole. Vous auriez d’abord du faire la preuve de votre heroisme. En ce temps-la, le test etait simple : l’ascenseur etait ferme aux etres libres. S’ils desiraient me voir, il leur fallait grimper par le rayon. Soit six cents kilometres. Quiconque y parvenait etait cense etre un heros. Des tas

Вы читаете Sorciere
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату
×