La Terre ne m’avait jamais reussi. Ici, j’aime bien les gens. Au moins, je les considere comme des gens. Je suppose que je commence a devenir autochtone. » Elle le regarda comme si elle s’attendait a le voir rire. Il ne rit pas et elle esquissa un sourire. « Bon sang, c’est que moi aussi je me partage un tiers de Titanide. Des qu’on reste ici assez longtemps, on commence a jouer aux billes. »
Elle vint vers lui et l’embrassa sur la joue. « Je n’arrive pas a croire qu’on ait fait tout ca et que tu ne t’en souviennes pas d’une miette. Disons que ca blesse mon orgueil professionnel. » Un moment, il crut qu’elle allait se mettre a pleurer, sans parvenir a comprendre pourquoi.
« Il y a une fille qui fait le voyage avec toi.
— Robin ?
— C’est ca, oui. Dis-lui bonjour de ma part, et qu’elle soit prudente. Et bonne chance. Souhaite-lui bonne chance de ma part. Tu feras ca ?
— Si tu me redis ton nom.
— Trini. Dis-lui qu’elle fasse gaffe a la mere Plauget. Elle est dangereuse. Et que quand elle reviendra, elle sera toujours ici la bienvenue.
— Je lui dirai. »
15. La Chatte Enchantee
Titanville s’abritait sous un arbre massif forme par la reunion en un seul organisme d’un grand nombre d’arbres plus petits. Meme si les Titanides n’avaient aucun penchant pour l’urbanisme, leurs simples preferences imposaient une certaine structure a leur agglomeration. Elles aimaient vivre a moins de cinq cents metres de la lumiere si bien que leur habitat tendait a former un anneau sous la peripherie de l’arbre. Certaines des maisons etaient posees a peu pres au niveau du sol. D’autres etaient perchees sur les branches horizontales gigantesques, soutenues par des troncs secondaires aussi gros que des sequoias.
Dissemines dans l’anneau residentiel mais en majeure partie vers l’interieur se trouvaient les ateliers, les forges, les fabriques et les distilleries. Plus a l’exterieur, vers le soleil – et parfois meme en plein air – on decouvrait les bazars, les echoppes et les marches. Dans toute la cite on pouvait trouver equipements et edifices publics : casernes de pompiers, bibliotheques, entrepots, citernes. L’eau courante etait fournie par des puits et par la collecte de l’eau de pluie, mais l’eau des puits etait de gout amer et d’aspect laiteux.
Robin venait de passer pas mal de temps dans la couronne exterieure, employant le medaillon fourni par Cirocco pour se procurer les equipements necessaires au voyage. Elle avait trouve les artisans titanides aussi polis que devoues. On l’orientait invariablement vers les marchandises de la plus haute qualite la ou des produits plus ordinaires auraient tout aussi bien fait l’affaire. C’est ainsi qu’elle se retrouvait en possession d’une gourde en cuivre qui, par ses incrustations et ses gravures elaborees, n’aurait pas depareille la table d’un banquet a la cour du tsar. La poignee de son couteau etait taillee a la forme de sa main. Elle etait decoree d’un rubis de la taille d’une loupe. On avait cousu son sac de couchage dans un tissu si richement brode qu’elle ne pouvait se resoudre a le poser sur le sol.
Cornemuse, la Titanide dont elle avait fait connaissance sous la tente de Cirocco, lui avait servi de guide en chantant les traductions aux marchands qui n’entendaient pas l’anglais.
« Ne vous tracassez pas, lui avait-il dit. Vous remarquerez que personne non plus ne paie avec de l’argent, ici. On ne l’utilise pas.
— Quel est donc votre systeme, alors ?
— Gaby appelle cela du communisme non coercitif. Elle dit que ca ne marcherait pas avec des humains. Ils sont trop egoistes et cupides. Pardonnez-moi, mais ce sont ses propres termes.
— Ce n’est pas grave. Elle a sans doute raison.
— Je ne saurais dire. Il est exact que nous n’avons pas ces problemes lies au pouvoir que les humains semblent avoir. Nous n’avons pas de chef et nous ne nous battons pas entre nous. Notre economie est fondee sur l’accord et la confiance mutuels. Tout le monde travaille, a la fois pour son commerce et pour les projets de la communaute. On fonde peu a peu sa reputation – ou peut-etre pourriez-vous appeler cela de la richesse, ou du credit – avec ses reussites, avec l’age ou avec le besoin. Personne ne manque du necessaire ; la plupart ont meme un peu de superflu.
— Je n’appelle pas cela de la richesse, remarqua Robin. Au Covent non plus, nous n’utilisons pas la monnaie.
— Oh ? Et quel est donc votre systeme, alors ? »
Robin essaya d’y penser aussi objectivement que possible ; elle se rappela le travail communautaire obligatoire epaule par un systeme de punitions jusques et y compris la mort.
« Appelez ca du communisme coercitif. Avec pas mal de trafic en douce. »
Robin voyait le centre de la ville comme le quartier des distractions. Une description utilisable, meme si, comme partout ailleurs a Titanville, on trouvait des boutiques et meme des habitations disseminees entre les dancings, les cinemas et les bars. Entre la couronne exterieure et le tronc se trouvait une zone peu construite : c’etait la partie la plus lugubre de la ville, entierement devolue a des parcelles de jardin qui s’etendaient dans l’obscurite moite. La plus grande partie de la cite etait eclairee par de grosses lanternes en papier ; ici, elles etaient rares.
De tout ce qu’elle avait vu, c’etait ce qui pouvait le plus ressembler a un parc. Sa mere lui avait dit de se mefier des parcs : Des hommes s’y cachaient en general pour sauter sur les femmes et les violer. Certes, rares etaient les humains a s’aventurer si loin dans Titanville, mais rien ne les empechait non plus de le faire. Elle croyait avoir domine ses craintes vis-a-vis du viol, mais elle ne pouvait s’en empecher. A certains endroits, la seule lumiere utilisable etait celle jetee par sa propre lanterne.
Il y eut un sifflement qui la fit sursauter. Elle s’immobilisa pour decouvrir l’origine du bruit : des rangees de plantes basses et charnues qui emettaient un fin brouillard. Quand on avait ete eleve dans l’Arche ou les niveaux agricoles etaient sillonnes d’un reseau de pulverisateurs crachotants, on ne pouvait se meprendre sur le role de cette bruine. Elle sourit et inspira profondement. L’odeur de la terre humide la ramena au temps de son enfance, ou les jours s’ecoulaient tranquillement a jouer dans les champs de fraises mures.
Le bistrot etait une baraque en bois, basse, avec le large porche habituel. Une enseigne pendait a l’exterieur : deux cercles, celui du dessus plus petit, avec deux pointes en haut, des yeux en amande et un sourire tout en dents.
Pourquoi une chatte ? Et pourquoi l’espagnol ? Si les Titanides apprenaient un langage humain, c’etait invariablement l’anglais et pourtant les mots etaient bien la, peints au-dessus de la porte :
Pas tout a fait le seul, remarqua-t-elle en penetrant dans