l’affaire soit reglee. Comme ca, elle s’excuserait : ce n’etait pas de chance, mais aussi, comment deviner que Nasu ne supportait d’etre touche par personne d’autre qu’elle ?

Seulement, il s’y prenait comme il fallait, avec le respect adequat et, bon sang, voila meme que Nasu se lovait autour de son bras !

« Tu as l’air de t’y connaitre en serpents.

— J’en ai eu plusieurs. J’ai travaille un an dans un zoo, du temps ou je pouvais encore exercer un emploi. Je m’entends bien avec les serpents. » Ne le voyant toujours pas mordu au bout de cinq minutes, Robin dut bien admettre qu’il disait vrai. Et cela la rendait plus nerveuse que jamais de le voir assis devant elle avec son demon autour des epaules. Que devait-elle faire ? La fonction principale d’un demon etait de vous garantir des ennemis. Une partie d’elle-meme savait que cela n’avait guere plus de sens que l’infaillibilite attribuee a son troisieme ?il. C’etait une tradition, sans plus. Elle ne vivait pas a l’age de pierre.

Mais une autre partie, plus profonde, considerait Chris et le serpent sans savoir quoi faire.

18. Ouvrons l’?il

Gaby avait espere rallier Aglae en une seule etape mais elle voyait bien que la chose etait desormais impossible : Cirocco n’etait pas en etat de continuer.

En fait, ils n’avaient pas si mal avance : la nage reguliere des Titanides les avait conduits jusqu’au dernier coude de l’Ophion vers le nord, avant qu’il ne reprenne son cours habituel d’ouest en est. Un epaulement jonche de bois flotte s’avancait dans le courant et creait une plage basse propice a l’accostage des canoes. Au sommet de la crete se trouvait un bosquet pres duquel les Titanides avaient plante le camp, avec l’aide plus encombrante qu’efficace de Chris et de Robin.

Gaby estimait que la pluie durerait encore plusieurs decarevs. Elle aurait pu appeler Gaia pour en avoir confirmation – voire pour lui demander de la faire cesser si elle avait une raison valable. Mais a Gaia le temps etait d’une extreme regularite : plus d’une fois avait-elle constate qu’une averse de trente heures faisait suite a une vague de chaleur de deux hectorevs. Et c’etait, semblait-il, encore le cas. Le plafond nuageux etait bas, ininterrompu.

Au nord-ouest, elle distinguait a peine la Porte des Vents, point d’ancrage sur Hyperion du cable incline connu sous le nom d’Escalier de Cirocco. Le cable se perdait dans la couche de nuages obscurs, a peine plus sombre qu’eux, avant de resurgir au-dessus du plafond, quelque part au nord de Gaby. Elle croyait distinguer un eclat derriere les nuees, a l’endroit ou le cable passait au-dessus d’elle et reflechissait la lumiere sous son ombre massive.

L’Escalier de Cirocco. Ca la faisait sourire mais sans amertume aucune. Tout un chacun semblait avoir oublie que la premiere ascension avait ete executee par deux personnes. Elle ne s’en formalisait pas : elle savait bien qu’en dehors de la route elle etait loin d’avoir laisse sur ce monde dingue autant de traces que Cirocco.

Elle gravit l’eminence jusqu’au sommet et de la, contempla, amusee, les efforts deployes par Chris et Robin pour se rendre utiles. Les Titanides etaient trop polies pour refuser la plupart de leurs offres tant et si bien que des choses qu’on aurait faites en cinq minutes en prenaient bien quinze. Et c’etait bien entendu ce qu’il fallait faire : Chris n’avait pas parle de son enfance mais c’etait un citadin – hormis quelques excursions dans ces reserves terrestres ou l’on domestiquait la nature. Quant a Robin, elle venait d’une megalopole, meme si le plancher du Covent etait recouvert de champs et de riants paturages. Il y avait des chances qu’elle n’ait jamais contemple de sa vie un objet naturel et non planifie.

Quand toutefois vint le moment de preparer le repas, les Titanides remercierent les jeunes gens. Ces creatures cuisinaient aussi bien qu’elles chantaient. Pour ce premier diner, elles fouillerent dans les sacs afin d’en extraire les denrees les plus perissables – des morceaux de choix destines a etre manges frais. Elles alimenterent le feu, entourerent le foyer de pierres plates et fourbirent les cuivres avant d’accomplir ces gestes magiques grace auxquels une Titanide sait transformer chair et poisson en merveilles d’improvisation.

On put bientot sentir le fruit de leur labeur. Gaby s’etait assise confortablement pour savourer son attente avec un sentiment de bonheur qu’elle n’avait plus connu depuis bien longtemps. Voila qui la ramenait bien des annees en arriere, a ce repas combien plus frugal qu’elle avait partage avec Cirocco : elles etaient en haillons, couvertes de bleus et sans assurance de survivre au lendemain mais elles n’avaient jamais ete aussi proches. Ces souvenirs lui etaient maintenant doux-amers mais Gaby avait trop vecu pour ne pas savoir qu’il valait mieux se raccrocher aux bonnes choses pour survivre. Elle aurait pu ressasser tout ce qui avait tourne mal entre cette epoque et aujourd’hui ou s’inquieter de Cirocco qui, en ce moment meme, vomissait sous sa tente et cherchait un moyen de recuperer sa gnole dans les fontes de Psalterion. Au lieu de cela, elle avait choisi de humer le fumet de la bonne chere, d’ecouter le bruit apaisant de la pluie qui se melait aux chants des Titanides et de sentir la fraicheur d’une brise tant attendue qui soufflait enfin de l’est.

Elle avait cent trois ans. Et s’etait embarquee dans un voyage qu’elle n’etait pas plus sure que les autres fois de pouvoir boucler. A Gaia, il n’y avait pas d’assurance-vie. Pas meme pour la Sorciere. Et certainement pas pour une peste d’Autonome que Gaia tolerait uniquement parce qu’elle etait plus digne de confiance que Cirocco.

Cette perspective ne la genait pas : elle survivrait, elle y arriverait. A une epoque, atteindre son age eut ete inimaginable mais a present, elle savait que sous les rides, les centenaires se sentent toujours jeunes ; elle avait eu simplement la chance de conserver, en plus, l’aspect de la jeunesse. Pour sa part, elle avait seize ans, elle etait dans les montagnes de San Bernardino avec son telescope pres du feu – l’un et l’autre l’?uvre de ses propres mains –, et elle attendait que le ciel s’obscurcisse et qu’apparaissent les etoiles. Que demander de plus a la vie ?

Elle savait qu’elle ne grandissait plus. Elle n’y comptait pas. Elle avait decouvert que l’accumulation des ans etait synonyme d’experience accumulee, de savoir, de perspective ; bien des choses qu’on peut en apparence amasser a l’infini, tandis que pour la sagesse, on atteint un plateau. Meme si elle terminait son second siecle, elle ne s’attendait pas a en etre significativement changee. Cela lui avait cause quelque tracas aux alentours de son quatre-vingtieme anniversaire mais depuis lors, elle ne s’en souciait plus. Elle avait bien assez des soucis du jour.

Alors qu’il touchait a sa fin, le jour present ne lui avait cause qu’un seul souci.

Elle regarda Robin tourner autour du feu et poussa un gros soupir.

* * *

Le repas repondait aux criteres de qualite habituels des Titanides a l’exception d’un detail un peu trop… piquant. La cuisine titanide usait a l’occasion d’une epice tres forte obtenue en concassant les graines d’un fruit bleu de la taille d’une citrouille. Dans le chant des Titanides, elle avait un nom elegant mais les humains l’avaient baptisee supercitrique. Blanche et granuleuse d’aspect, une pincee suffisait largement pour toute recette.

Le plat etait pret a etre servi quand Psalterion se detourna brusquement pour recracher une bouchee de legumes. Les Titanides lui jeterent un regard interrogatif car il avait les levres trop gonflees pour parler. Il tendit une cuiller a Valiha qui l’effleura du bout de la langue. Elle fit une grimace.

On ne fut pas long a decouvrir qu’un sac de cuir destine au sel contenait en realite du concentre de supercitrique. C’etait Hautbois qui l’avait achete. Apres bien des discussions les quatre Titanides scandalisees durent se rendre a l’evidence : pour une raison quelconque, le vendeur – un tequilalcoolique repenti du nom de Cithare – avait decide de jouer un tour a la Sorciere et a son equipe.

Cela n’amusa aucune Titanide. Gaby ne trouvait pas ca bien grave, meme s’il fallait jeter une soupiere de legumes. Il leur restait encore largement assez de sel. Une verification du reste des vivres ne revela aucune autre substitution. Mais pour une Titanide, gacher de la bonne nourriture etait un peche. Personne n’arrivait a comprendre les raisons de Cithare.

« Comptez sur moi pour lui demander des notre retour, promit Psalterion d’une voix sombre.

— J’aimerais bien t’accompagner, dit Valiha.

— Pourquoi faire tout ce tintouin ? s’etonna Gaby. Ce n’etait qu’une blague innocente. Il y a des fois ou je vous trouve un peu trop lugubres. Je suis contente que vous sachiez plaisanter.

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