dans Hyperion, ou il s’etalait et prenait ses aises. Ailleurs, sur les quatre mille kilometres de son cours, l’Ophion etait aussi impetueux que le Colorado.

Chris s’etait attendu a un voyage rapide. Du genre de ceux qu’on fait en canoe, chevauchant l’ecume d’un torrent.

« Tu ferais aussi bien de te detendre, l’avertit une voix derriere lui. Sinon, tu vas te crever et t’endormir. Et les humains sont profondement ennuyeux lorsqu’ils dorment. Je connais bien cette partie du fleuve. Il n’y a rien a craindre, d’ici Aglae : L’Ophion pardonne tout. »

Il reposa l’aviron sur le plancher de l’esquif et se tourna. Valiha etait placidement assise juste derriere la bache abritant la cargaison. L’aviron qu’elle tenait etait deux fois large comme le sien. Valiha semblait absolument detendue, les quatre pattes repliees sous elle, ce qui parut bizarre a Chris : il n’aurait jamais cru qu’un etre si proche du cheval put se plaire dans une telle posture.

« Vous m’etonnez vraiment. Je croyais avoir des hallucinations la premiere fois que j’ai vu une Titanide grimper a un arbre. Et voila que vous etes aussi des marins.

— Vous m’etonnez tout autant, retorqua Valiha. Que vous gardiez votre equilibre est pour moi un mystere. Pour courir, vous commencez par tomber en avant puis vos jambes essaient de rattraper le reste du corps. Vous vivez constamment au bord du desastre. »

Chris rit. « T’as raison, tu sais. Pour moi, en tout cas. » Il la regarda pagayer et pendant quelques instants, on n’entendit plus que le gargouillis tranquille de sa rame.

« Je me sens oblige de t’aider. Tu ne crois pas qu’on devrait ramer a tour de role ?

— Bien sur. Je ramerai trois quarts de rev, et toi tu pourras prendre le quart restant.

— Ce n’est guere equitable.

— Je sais ce que je fais. Ca n’a rien d’un travail.

— Tu nous propulses a bonne allure. »

Valiha lui fit un clin d’?il, puis se mit a pagayer pour de bon : le canoe decolla presque, en ricochant comme une pierre. Elle soutint cette allure durant une douzaine de coups de rame avant de reprendre son rythme tranquille.

« Je pourrais continuer pendant toute une rev. Autant te faire a l’idee que je suis nettement plus forte que toi, meme au mieux de ta forme. Et pour l’heure, tu n’es pas au mieux de ta forme. Il faut y aller progressivement, d’accord ?

— Je suppose. Je sens quand meme le besoin de faire quelque chose.

— Je suis bien d’accord. Allonge-toi et laisse-moi faire l’ane. »

Il obtempera mais il aurait mieux aime qu’elle emploie une autre expression. Cela touchait en lui un point sensible.

« Je me sens mal a l’aise, expliqua-t-il. Cela tient a ce que nous – c’est-a-dire, nous les humains –, nous vous employons comme… eh bien, comme des betes de somme.

— Nous pouvons porter beaucoup plus de choses que vous.

— D’accord, je le sais. Mais je n’ai meme pas un sac. Et… ben, j’ai parfois l’impression de te maltraiter lorsque…

— Ca t’embete de me chevaucher, c’est ca ? » Elle eut un sourire narquois et roula des yeux. « Tout a l’heure tu vas me proposer de mettre de temps en temps pied a terre pour que je me repose, pas vrai ?

— Quelque chose comme ca.

— Chris, il n’y a rien de plus ennuyeux que de se promener avec un humain.

— Pas meme de le regarder dormir ?

— Touche. C’est encore plus ennuyeux.

— T’as l’air de nous trouver lassants.

— Pas du tout, vous etes une inepuisable source de fascination : on ne sait jamais ce que va faire un humain ni pour quelles raisons il va le faire. Si nous avions des universites, les cours les plus suivis seraient ceux de sciences humaines. Mais je suis jeune et impatiente, comme l’a remarque la Sorciere. Si tu le desires, tu peux marcher et je tacherai de ralentir. Mais je ne sais pas ce qu’en diront les autres.

— Laisse tomber. Je n’ai pas envie d’etre un fardeau. Au sens propre.

— Pas du tout, le rassura-t-elle. Lorsque tu me chevauches, j’ai le c?ur qui palpite et les pieds qui volent comme le vent. » Elle le regardait dans les yeux avec sur le visage une expression indefinissable, qui lui donna envie de changer de sujet.

« Que fais-tu ici, Valiha ? Pourquoi es-tu dans ce bateau, a faire ce voyage ?

— Tu parles de moi simplement, ou bien des autres Titanides ? » Elle poursuivit sans attendre sa reponse. « Psalterion, c’est parce qu’il suit Gaby partout. Idem pour Cornemuse. Quant a Hautbois, je presume que c’est parce que bien souvent la Sorciere gratifie d’un enfant ceux qui font le tour du grand fleuve.

— Vraiment ? » Il rit. « Je me demande si elle m’offrira aussi un enfant a mon retour. » Il s’attendait a la voir rire elle aussi mais elle lui lanca le meme regard qu’avant. « Mais tu ne m’as toujours pas repondu. Tu es… enfin, tu es enceinte, n’est-ce pas ?

— Oui. Chris. Je suis vraiment desolee de t’avoir laisse tomber. J’aurais pu…

— Ne t’inquiete pas pour ca. Tu t’es deja excusee et de toute facon c’est un spectacle qui me rend nerveux. Mais ne devrais-tu pas prendre des precautions ?

— C’est encore loin. Et puis, cela ne nous gene pas beaucoup. Enfin, je suis ici parce que c’est un grand honneur d’accompagner la Sorciere. Et parce que tu es mon ami. »

Et encore une fois, il y avait ce regard.

* * *

« Puis-je monter ? »

Etonne, Chris leva les yeux. Il ne dormait pas, mais il n’etait pas non plus franchement reveille. L’immobilite lui avait engourdi les genoux.

« Bien sur. » Le canoe de Gaby etait venu a la hauteur de Chris et de Valiha. Gaby passa d’une embarcation a l’autre et s’assit devant Chris. Elle pencha la tete de cote, l’air dubitatif.

« Tu te sens bien ?

— Si c’est pour me demander si je suis fou, c’est toi le meilleur juge.

— Je suis desolee, je ne voulais pas…

— Non, je suis serieux. » Et un peu blesse, dut-il admettre pour lui-meme. Il fallait bien un jour cesser de se sentir culpabilise si l’on ne voulait pas perdre toute dignite. « Je ne me rends jamais compte lorsque j’ai ce que les docteurs appellent une crise. Pour moi, mon comportement me semble toujours parfaitement raisonnable. »

Elle semblait compatir. « Ce doit etre terrible. Je veux dire, de…» Elle leva les yeux au ciel en sifflotant. « Gaby, ferme ta grande gueule, dit-elle avant de le regarder a nouveau. Je ne suis pas venue pour t’embarrasser, contrairement aux apparences. Bon, si on reprenait a zero ?

— Salut ! Content de te voir !

— Faudrait qu’on se voie plus souvent ! repondit Gaby, radieuse. J’avais deux trois choses a te dire et apres il faut que je me sauve. » Elle n’en gardait pas moins l’air emprunte et, malgre ces paroles, demeura silencieuse quelques minutes encore. Elle etudiait ses pieds, ses mains, l’interieur du bateau. Elle regardait partout, sauf vers Chris.

« Je voulais te presenter mes excuses pour ce qui s’est passe sur le ponton, finit-elle par dire.

— Des excuses ? A moi ? Je ne pensais pas en avoir besoin.

— Ce n’est pas toi qui en as le plus besoin, evidemment, mais je ne peux pas lui parler tant qu’elle ne s’est pas calmee. Le moment venu, je suis prete a ramper sur le ventre ou a faire tout ce qu’elle voudra pour effacer ca.

« Parce qu’elle a raison, tu sais : elle n’avait rien fait pour le meriter.

— C’etait egalement mon point de vue. »

Gaby grimaca mais elle le regarda quand meme dans les yeux.

« Oui. Et je dirai meme qu’aucun de vous deux ne meritait ca. Nous sommes tous embarques dans la meme aventure, et vous etes en droit d’attendre de moi une conduite plus correcte. Je veux que tu saches qu’a l’avenir il en sera ainsi.

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