Les trois autres equipages faisaient un joli tableau, tandis qu’ils franchissaient la crete de la premiere colline pour redescendre la route empoussieree ecrasee de soleil entre les hautes tiges des bles murs. Gaby etait en tete, avec ses habits verts et gris de Robin des bois, montee sur un Psalterion brun chocolat a la flamboyante chevelure orange. Derriere elle, Cornemuse, avec Cirocco affalee sur son dos. Seules ses jambes etaient visibles, qui depassaient du poncho rouge sombre. Les cheveux de Cornemuse semblaient noirs dans la penombre ; mais la, ils etincelaient comme un nid de prismes minuscules voletant derriere lui. Et meme les boucles olive et brunes de Hautbois semblaient grandioses en plein soleil, sans parler de sa touffe de cheveux blancs. Robin chevauchait le dos raide et les pieds sur les sacoches ; elle etait vetue de pantalons laches et d’un tricot leger.
Chris se mit a l’aise sur le dos large et confortable de Valiha. Il prit une profonde inspiration et il lui sembla qu’il pouvait gouter dans l’air ce parfum indefinissable qui souvent en ete annonce un orage. Vers l’ouest, il pouvait distinguer les formations nuageuses en provenance d’Ocean : des nuages gonfles, humides, comme des balles de coton. Ils s’etiraient vers le nord et le sud. Certains ressemblaient a des filaments, d’autres a des saucisses et les plus eleves, les plus fins, donnaient souvent l’impression de se derouler en laissant dans leur sillage un mince ruban blanc. Cela avait un rapport avec l’effet Coriolis mais il n’aurait su l’expliquer.
C’etait une magnifique journee pour aller quelque part.
Chris n’avait pas cru pouvoir dormir sur le dos d’une Titanide ; ce fut pourtant le cas : Il fut reveille par Valiha.
Psalterion marchait sur une longue jetee qui s’avancait dans l’Ophion. Valiha suivit et bientot ses sabots martelaient les planches de bois. Quatre vastes canoes etaient amarres au quai. Ils avaient une charpente en bois sur laquelle etait tendu un materiau argente, ce qui les faisait beaucoup ressembler a ces vaisseaux d’aluminium qui depuis pres de deux siecles etaient une image courante sur les lacs et les rivieres terrestres. Des planches renforcaient le fond des embarcations. Au centre de chacune, arrimee par des cordages, une pile de fournitures etait recouverte d’une bache rouge.
Ils etaient assez haut sur l’eau mais lorsque Psalterion mit pied sur la poupe de l’un d’eux, il s’enfonca notablement. Chris regarda, fascine, la Titanide parcourir avec agilite le pont etroit, se defaire de ses sacoches et les ranger a la proue. Il n’avait jamais imagine les Titanides comme une race de marins, pourtant Psalterion avait bien l’air de savoir mener sa barque.
« Il va falloir que tu descendes, maintenant », lui dit Valiha. Elle avait completement retourne la tete, ce qui declenchait toujours chez Chris un torticolis psychosomatique. Il essaya de lui donner un coup de main pour defaire les sangles mais ne tarda pas a s’apercevoir qu’il l’encombrait. A la voir faire, on aurait pu croire que les lourdes fontes n’etaient que des taies d’oreiller emplies de plumes.
« Chaque bateau peut contenir deux Titanides avec quelques bagages ou bien quatre humains, expliquait Gaby. Ou bien, on peut laisser ensemble les equipages humain-titanide, un par bateau. Que preferez- vous ? »
Robin etait au bord du ponton, observant les bateaux avec un froncement de sourcils. Elle se tourna, toujours soucieuse, et haussa les epaules. Puis elle se fourra les mains dans les poches et considera la surface de l’eau avec un air renfrogne, visiblement fort mecontente.
« Je ne sais pas, dit Chris. Je crois que j’aimerais mieux…» Il remarqua que Valiha le regardait. Elle se detourna vivement. « Je vais rester avec Valiha, je pense.
— Moi, je m’en fiche, dit Gaby. Pour autant qu’au moins une personne par bateau y connaisse quelque chose en matiere de canoe. Toi ?
— J’en ai fait un peu. Je ne suis pas un expert.
— Pas grave. Valiha te montrera les ecoutes. Robin ?
— Je n’y connais rien. Mais j’aimerais aborder le…
— Bon, alors tu vas avec Hautbois. On pourra permuter plus tard, autant faire un peu connaissance. Chris, tu peux m’aider pour Rocky ?
— J’aimerais faire une suggestion, dit Robin. Elle est en train de cuver. Pourquoi ne pas la laisser ici ? La moitie de ses bagages est composee d’alcool, je l’ai verifie moi-meme. C’est une ivrogne, et elle va nous attirer des…»
Elle ne put poursuivre car Gaby l’avait deja clouee au ponton avant meme que Chris ait pu saisir de quoi il retournait. Les mains de Gaby lui entouraient le cou et rejetaient sa tete en arriere.
Lentement, en tremblant legerement, Gaby relacha son etreinte et se rassit. Robin toussa une fois mais ne bougea pas.
« Ne parle jamais d’elle de cette facon, murmura Gaby. Tu ne sais pas ce que tu dis. »
Personne n’avait fait le moindre mouvement. Chris bougea un pied et l’une des planches craqua bruyamment.
Gaby se releva. Ses epaules etaient voutees, elle avait l’air vieille et fatiguee. Elle s’eloigna tandis que Robin se relevait, s’epoussetait, digne et glaciale puis s’eclaircissait la gorge. Elle avait la main posee sur la crosse de son automatique.
« Stop ! dit-elle. Reste ou tu es. » Gaby s’immobilisa. Elle se retourna, apparemment peu concernee par la situation.
« Je ne vais pas te tuer, dit Robin, calmement. Ce que tu as fait exige reparation mais tu n’es qu’une sauteuse probablement pas tres maligne. En tout cas, ecoute-moi bien et sache que tu es prevenue : Ton ignorance ne te sauvera pas. Si tu me touches encore, l’une de nous deux mourra. »
Gaby reluqua l’arme de Robin, opina d’un air lugubre et se detourna une nouvelle fois.
Chris l’aida a embarquer Cirocco a l’avant de l’un des canoes. Toute cette situation le rendait fort perplexe mais il savait quand il valait mieux la fermer. Il regarda Gaby embarquer et tirer une couverture sur le corps inerte de la Sorciere. Elle lui avait glisse un coussin sous la tete, faisant son possible pour donner l’impression qu’elle dormait d’un sommeil tranquille, jusqu’au moment ou elle se retourna, ronfla et rejeta d’un coup de pied la couverture. Gaby quitta le bateau.
« Tu ferais mieux d’aller devant », lui suggera Valiha tandis qu’il la rejoignait pres du canoe qui devait etre le leur. Il mit pied a bord et s’assit, denicha un aviron et l’enfonca dans l’eau, pour voir. Il l’avait bien en main. Comme tous les objets crees par les Titanides, il etait merveilleusement ouvrage, avec des images de petits animaux gravees dans le bois poli.
Il sentit osciller l’embarcation lorsque Valiha descendit a bord.
« Ou trouvez-vous le temps de ne fabriquer que des objets aussi beaux que celui-ci ? demanda-t-il en brandissant la rame.
— Si ca n’a pas a etre beau, repondit Valiha, autant ne pas le faire. D’ailleurs, nous ne fabriquons pas autant de choses que les humains. Et rien n’est a jeter. Nous fabriquons les objets un par un et ne commencons un second qu’une fois le premier use. La construction en serie n’a jamais ete une invention titanide. »
Il se tourna. « Est-ce vraiment bien tout ? Une approche differente ? »
Elle sourit. « Pas tout a fait. L’absence de sommeil y contribue aussi : vous autres humains gachez le tiers de votre existence a dormir. Pas nous.
— Ca doit faire drole. » Il savait deja qu’elles ne dormaient pas mais il n’en avait jamais reellement pese les consequences.
« Pas pour moi. Mais je soupconne effectivement que notre perception du temps doit etre differente de la votre. Notre temps n’est pas emiette. Nous le mesurons, certes mais plus comme un flot continu que comme une succession de jours.
— Ouais… mais quel rapport avec l’artisanat ?
— Nous avons plus de temps. Nous ne dormons pas mais environ le quart de notre temps est consacre au repos. On s’assoit pour chanter et travailler de nos mains. Ca compense. »
Les voyageurs sur l’Ophion remarquaient souvent que le fleuve leur procurait une sensation d’intemporalite. L’Ophion etait a la fois l’origine et le terme de toutes choses a Gaia, le cercle des eaux qui reliait tous les elements. Aussi donnait-il l’impression d’un fleuve vieux, parce que Gaia elle-meme etait vieille.
L’Ophion etait vieux mais c’etait relatif. Aussi ancien que Gaia, cet ancetre n’etait qu’un enfant, compare aux grands fleuves de la Terre. Il fallait egalement garder a l’esprit que la plupart des humains ne le connaissaient que