« Aglae », dit simplement Gaby en venant preter main-forte a Chris et a Valiha pour hisser a sec un canoe. « Tu ne la verras sans doute pas avant qu’il n’y ait une eclaircie.

— Aglae ? Qu’est-ce que c’est ? »

Gaby lui decrivit le fonctionnement du trio de pompes tandis que les Titanides demontaient les canoes. L’operation ne traina pas : le revetement argente fut desolidarise de la charpente en bois, replie par petits paquets et range dans les sacoches. Chris se demanda ce qu’elles allaient faire des membrures, des quilles et des fonds. La reponse, apparemment, etait de les abandonner.

« Nous pouvons construire de nouveaux canoes si besoin est, expliqua Valiha. Mais ce ne sera pas necessaire avant que nous soyons dans Crios, de l’autre cote de la Mer de Minuit.

— Et comment allons-nous traverser la mer, dans ce cas ? En tenant la main de la Sorciere pour marcher sur les flots ? »

Valiha ne daigna pas repondre.

Les humains se mirent en selle et la troupe s’ebranla vers l’obscurite croissante.

* * *

« C’est moi qui ai construit cette route, il y a bien longtemps, dit Gaby.

— C’est vrai ? Pour quelle raison ? Et pourquoi n’est-elle pas entretenue ? »

Ils etaient sur un troncon de la route circulaire de Gaia qu’avait empruntee Gaby pour se rendre a l’Atelier de Musique. Les Titanides se relayaient pour debroussailler le chemin.

« Hautbois, la-devant avec sa machette, t’en donne une raison : la vegetation repousse tres vite, si bien que la route exigerait bien trop d’entretien et personne n’a envie de le faire. Rares d’ailleurs sont ceux qui ont fait tout le periple. Ce fut des l’origine un projet absurde. Personne n’en voulait, hormis Gaia mais ici, ses desirs sont des ordres ; alors je l’ai construite.

— Avec quoi ?

— Des Titanides, surtout. Pour edifier les ponts j’ai du en transborder deux cents par dirigeable. Enfin, pour aplanir, damer et coucher l’asphalte, j’ai…

— De l’asphalte ? Tu plaisantes !

— Non, quand il fera plus clair, tu pourras encore en retrouver des plaques. Gaia avait specifie : une chaussee asphaltee assez large pour un essieu de deux metres avec des pentes inferieures a dix pour cent. Nous avons lance cinquante-sept ponts suspendus de corde et cent vingt-deux ponts sur piles. La plupart sont encore debout mais j’y reflechirais a deux fois avant de les emprunter. Il nous faudra les prendre tels qu’ils viendront. »

Gaby avait deja evoque cette route. Chris sentait bien que, pour une raison quelconque, elle avait envie d’en parler a condition qu’on l’y pousse. Il l’y poussa.

« Tu ne vas pas me dire que tu as… apporte l’asphalte a bord des saucisses. Tu m’as dit qu’elles ne voulaient pas s’approcher du feu et puis, cela represente une sacree quantite…

— Certes. Non, Gaia nous a fourgue un truc, plusieurs meme, pour etre exact, qui faciliterent grandement la tache. Quoique, ca n’avait rien d’agreable. Il y avait une bestiole, de la taille d’un Tyrannosaure-Roi, qui devorait les arbres. J’en ai utilise cinquante. Elles degageaient une piste dans la foret en laissant derriere elles d’enormes tas de pulpe de bois. Je crois qu’elles digeraient a peu pres le millieme de ce qu’elles ingurgitaient, autant dire qu’elles ont bouffe une sacree quantite d’arbres. Ensuite venait un autre truc – et je te jure que c’est vrai – en gros de la taille d’un wagon de metro, qui mangeait la pulpe et chiait de l’asphalte. Une puanteur incroyable. Ce n’etait pas du bon vieil asphalte – qui deja ne sent pas si bon que ca – cette… cette saloperie etait bourree d’esters, de cetones et de je ne sais plus quoi. Bref, imagine l’odeur d’une baleine crevee depuis trois semaines. Ca te donnera une vague idee.

« Veine, personne n’avait a rester a proximite de ces choses. Les tronconneuses – c’est comme ca que nous avions baptise ces mangeurs d’arbres – n’etaient pas tres malignes mais elles etaient dociles et on pouvait les entrainer a ne manger que les arbres impregnes d’une odeur specifique. On leur ouvrait la voie et elles suivaient. Puis on repassait derriere en rassemblant toute la pulpe de bois a l’endroit ou l’on voulait mettre la route. La- dessus, on envoyait les distilleries – les creatures a asphalte, si tu preferes. On les appelait des distilleries. On les mettait sur la piste de pulpe et elles commencaient leur boulot. Nous, on restait a dix kilometres au vent. Elles ne risquaient guere de devier car elles sont incapables de manger autre chose que la pulpe. Et pas n’importe laquelle : uniquement celle qui est passee par l’estomac d’une tronconneuse. Ces creatures ont autant de cervelle qu’une limace.

« Au bout de deux ou trois semaines, une fois que le produit n’etait plus toxique, j’arrivais avec une equipe de quarante ou cinquante Titanides pour passer le rouleau. Et hop : une route ! Bien sur, betes comme elles etaient, il arrivait parfois aux distilleries de s’emmeler, par exemple si l’on nettoyait mal les traces de pulpe d’un endroit. Ca les bloquait et elles se mettaient a gemir comme des chiots de deux cents tonnes. Il fallait alors tirer a la courte paille celui qui irait sur place rectifier le tir. C’est arrive plus d’une fois et je peux te dire qu’on y risquait presque sa vie. Jusqu’a ce que je trouve une solution.

— Et comment ?

— En denichant une Titanide qui avait pris un coup d’epee en travers de la figure durant la guerre des Anges, expliqua Gaby, tres fiere. Les nerfs etaient atteints et elle n’avait plus d’odorat. C’est elle qui y allait et guidait la chose a bout de corde. A la fin du chantier, j’etais si reconnaissante que j’ai demande a Rocky d’en faire une arriere-mere au Carnaval suivant.

« Bien entendu, la route n’est pas revetue sur tout son parcours. Ce serait encore plus idiot que de coutume, meme pour Gaia. Il n’est guere utile de repandre de l’asphalte sur du sable ou de la glace. Et un tiers de Gaia est forme de deserts ou de banquises. La, nous avons trace des pistes dans la mesure du possible et laisse une serie de refuges. Si jamais t’as des ennuis et que tu tombes sur une hutte avec « Travaux publics Plauget » sur la porte, tu sauras qui l’a mise la.

— Alors, comment franchir la banquise avec des chariots ?

— Hein ? Oh, de la maniere habituelle. Ce n’est pas que grand monde ait fait le tour de Gaia en chariot… Tu prends un traineau. En suivant l’Ophion gele pour traverser Thea ; c’est d’ailleurs pratiquement le seul passage a travers les montagnes. Ocean n’est qu’une vaste mer plate et gelee, aussi n’y a-t-il pas de probleme, si du moins on peut avancer une telle chose concernant Ocean. Dans les deserts, on trouve son chemin comme on peut, simplement. On a fait quelques oasis. »

Chris discerna sur le visage de Gaby une curieuse expression : vaguement desenchantee, mais surtout heureuse. Il savait qu’elle aimait a se rememorer le bon vieux temps et il aurait prefere ne pas avoir a lui poser la question suivante. Mais il avait l’impression que c’etait pour cela qu’elle avait aborde la premiere le sujet.

« Pourquoi l’avoir construite ?

— Hein ?

— Pour quoi faire ? Tu as dit toi-meme qu’elle ne repondait a aucun besoin. Elle n’est pas entretenue, il n’y a pas de circulation. Pourquoi avoir fait cette route ? »

Gaby se rassit ; elle etait dans sa position habituelle, le dos a la marche, appuyee contre Psalterion ; Chris n’avait jamais pu s’y faire : il aimait bien voir ou il allait. Le probleme, comme Gaby l’avait decouvert depuis bien longtemps, etait que le torse d’une Titanide etait trop haut et trop large pour qu’on y voie grand-chose.

« Je l’ai fait parce que Gaia me l’a demande. M’a engagee pour le faire, plutot. Je te l’ai dit.

— Ouais. Tu m’as dit aussi que c’etait un boulot deplaisant.

— Pas tout le temps ; les ponts etaient un defi. J’aimais ca. Je n’y connaissais rien en ponts et chaussees – je n’etais meme pas ingenieur, meme si la partie math n’avait rien de difficile –, si bien qu’au debut je me suis fait aider par deux personnes de l’Ambassade. J’ai appris avec elles pendant les cinq cents premiers kilometres. Apres, j’ai improvise mes propres solutions. » Elle se tut un moment puis le regarda.

« Mais tu as raison. Je ne l’ai pas fait par envie. J’etais payee, tout comme je suis payee pour tout ce que j’accomplis pour Gaia. J’avais reussi ce premier boulot mais le salaire fut trop interessant.

— Et c’etait ?

— La jeunesse eternelle. » Elle ricana. Ou tout comme. Rocky l’a eue pour rien, parce qu’elle est la Sorciere. Je ne mis pas longtemps a decouvrir que l’offre ne s’appliquait pas pour moi. C’est alors que j’ai conclu cet arrangement avec Gaia. Je gagne mon immortalite en travaillant au plan d’equipement. L’ennui, quand on est a

Вы читаете Sorciere
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату