Le Covent n’en faisait pas partie. Bien qu’installes depuis seulement un demi-siecle, ses membres etaient consideres comme des fondateurs. Et comme tous les pionniers en tous lieux, ils etaient atterres par le niveau des gens qui s’installaient autour d’eux. Pour eux aussi, le passe etait oublie. L’age, la richesse et l’environnement impitoyable les avaient muris et durcis pour en faire un groupe viable avec un surprenant degre de liberte personnelle. Le liberalisme avait releve la tete. Des groupes reformistes avaient remplace les purs et durs du debut. Une fois encore, le rituel passa a l’arriere-plan et les femmes revinrent, sans le savoir, a ce qui avait ete a l’origine l’ethique meme de la communaute : le separatisme lesbien. Ce terme de lesbien n’etait d’ailleurs plus approprie : sur Terre, le lesbianisme pour un grand nombre de femmes avait fourni une reponse aux injustices infligees par le sexe masculin. Dans l’espace, dans l’isolement, il etait devenu l’ordre naturel des choses, le fondement indiscutable de toute realite. Les males n’etaient plus qu’un souvenir vague, une abstraction : des ogres pour faire peur aux enfants et des ogres sans grand interet au demeurant.

La parthenogenese etait toujours un reve. Pour concevoir, les femmes etaient contraintes d’importer du sperme. En un sens, l’eugenisme etait facilite : on pouvait tres tot detecter dans l’uterus les f?tus males et les eliminer. Mais avec le sperme, comme pour tout, le maitre mot restait : caveat emptor.

4. Petite Geante

Robin descendait d’un pas leger le corridor incurve. La faible gravite du moyeu masquait sa lassitude mais elle en ressentait toutefois les effets dans le dos et les epaules. Pourtant, meme tout en bas-lourd, elle n’en aurait rien montre, de meme qu’elle cachait le poids de la depression qui l’envahissait lorsqu’elle etait de garde.

Elle portait une combinaison spatiale blanche d’un modele antique refroidi par eau ; elle avait mis gants et bottes dans le casque qu’elle portait sous le bras. Le scaphandre etait craquele, recolle, son armature rouillee. A sa ceinture pendait un colt 45 automatique glisse dans un etui fait main, ainsi qu’un fetiche en bois sculpte decore de plumes et d’une serre d’oiseau. Pieds nus, les ongles longs de ses mains et de ses orteils passes au vernis rouge sombre, la chevelure blonde ebouriffee, les levres peintes en carmin, des clochettes suspendues au lobe des oreilles et a son nez… on aurait pu la prendre pour une sauvage en train de mettre a sac ce magnifique exemple de reussite technologique. Mais les apparences sont trompeuses.

Son bras droit s’etait mis a trembler. Elle s’immobilisa et regarda sa main sans changer d’expression ; mais l’?il d’emeraude qui etait tatoue a son front se mit a pleurer des gouttes de sueur. La haine bouillonna en elle comme une vieille compagne. Cette main n’etait pas la sienne, elle ne pouvait pas l’etre car cela signifierait que la faiblesse etait de son fait et non un phenomene etranger impose de l’exterieur. Son regard s’etrecit.

« Cesse immediatement, murmura-t-elle, ou bien je te tranche. » Elle ne parlait pas pour ne rien dire : elle enfonca son pouce dans le cal de tissu cicatriciel qui marquait l’emplacement de l’auriculaire comme pour se prouver qu’elle disait vrai. C’etait surprenant, mais le plus difficile avait ete de guider le couteau au bon endroit avec cette main qui tressautait dans tous les sens. Elle avait eu mal mais l’attaque s’etait evanouie dans la douleur soudaine.

Le tremblement cessa : la menace seule parfois suffisait.

Le bruit courait qu’elle s’etait tranche le doigt avec les dents. Elle n’avait pas ouvert la bouche pour le nier. Les sorcieres appreciaient cette qualite qu’on appelle labra. C’est une question d’honneur, de durete et de stoicisme avec en plus un concept oriental d’obligation. Cela pouvait impliquer la mort pour une cause, et une mort choisie avec style, ou le paiement de n’importe quel prix pour eteindre une dette, que ce soit envers un individu ou bien la societe. Insister pour monter la garde alors qu’on etait sujet aux crises d’epilepsie exigeait beaucoup de labra. S’amputer d’un doigt pour stopper une attaque en exigeait plus encore. Les sorcieres estimaient que Robin en avait suffisamment pour emplir le ventre de dix femmes ordinaires.

Mais monter la garde en sachant qu’elle pouvait mettre en danger la communaute ne demandait aucun labra. Robin le savait, tout comme le savaient les membres les plus reflechis du Covent, celles que n’aveuglait pas sa jeune legende. Elle montait la garde parce que personne au conseil ne pouvait affronter l’intensite de son regard et le lui refuser. Impassible et omniscient, le troisieme ?il ne faisait qu’ajouter du poids a l’assertion selon laquelle elle etait capable de parer les attaques par la seule force de sa volonte. Une douzaine de sorcieres avaient merite le droit de porter le troisieme ?il.

Toutes avaient deux fois son age. Personne ne se serait interpose sur le chemin de Robin-des-neuf- doigts.

L’?il etait cense etre une marque d’infaillibilite. Il y avait certes des limites que tout le monde reconnaissait tacitement mais il restait utile. Certaines de ses detentrices l’employaient pour soutenir des affirmations absurdes ou s’approprier tout ce qu’elles desiraient en se contentant d’affirmer leur droit de propriete. Elles n’y gagnaient que de la ranc?ur. Robin, elle, disait toujours la verite pour les petites choses, se reservant l’?il pour le Gros Mensonge. Cela lui valait le respect dont elle avait plus que toute autre chose besoin. Elle n’etait agee que de dix- neuf ans et pouvait a tout moment se mettre a ecumer et tomber par terre impuissante. On avait besoin de respect en ces instants vulnerables.

Robin ne perdait jamais conscience durant ses attaques ; elle n’avait pas non plus de difficultes a se rappeler ce qu’il s’etait passe. Simplement, elle perdait tout controle de ses muscles volontaires pendant une periode qui variait de vingt minutes a trois jours. Les attaques etaient imprevisibles a une seule exception pres : plus la pesanteur locale etait forte, plus leur frequence etait elevee. En consequence, elle passait le plus clair de son temps pres du noyau et ne s’aventurait plus dans la gravite maximale regnant sur le plancher du Covent.

Cela limitait ses activites et faisait d’elle une exilee gardant perpetuellement la patrie sous les yeux. Les bases du cylindre appele l’Arche etaient formees d’une serie de cercles concentriques formant terrasses. Les habitations etaient au fond, la ou les gens se sentaient le plus a l’aise : au niveau de bas-lourd. Le plancher du Covent etait reserve aux cultures, a l’elevage et aux forets. Les machines occupaient les etages de haut vol. Robin ne descendait jamais en dessous du niveau d’un tiers de g.

Son type d’epilepsie etait incurable. Les medecins du Covent valaient ceux de la Terre mais le profil neurologique de Robin leur etait inconnu : on ne le citait que dans les plus recentes publications medicales. Les Terriens l’avaient baptise Complexe de Haute Gravite. C’etait une alteration genetique, une mutation recente qui se traduisait par des anomalies cycliques touchant les gaines nerveuses et qu’aggravaient les changements de formule sanguine lorsque le corps etait soumis a la pesanteur. En etat d’apesanteur, ces modifications chimiques jouaient un role d’inhibiteur vis-a-vis des attaques. Le mecanisme de la maladie n’etait pas clair et les drogues utilisees pour son traitement restaient peu satisfaisantes. Les enfants de Robin l’auraient aussi ou du moins elles en seraient porteuses.

L’origine de sa peu enviable situation etait connue : elle etait le resultat de la plaisanterie de quelque technicien de laboratoire anonyme. Depuis des annees, et a l’insu des femmes du Covent, leurs commandes de sperme humain avaient ete traitees par un homme qui avait entendu parler d’elles et qui n’aimait pas les lesbiennes. Bien que les expeditions eussent ete soigneusement verifiees pour eviter maladies et alterations genetiques banales, il etait impossible de depister un syndrome dont l’existence etait inconnue des medecins du Covent. Robin et quelques autres en furent le resultat. Toutes a l’exception de Robin en etaient mortes.

La manipulation avait un effet secondaire encore insoupconne : les femmes avaient recu du sperme en provenance d’hommes de petite taille, eux-memes issus de parents petits. Sans element de comparaison, elles ne se rendirent pas compte que leur taille tendait a diminuer.

Robin poussa la porte battante des douches tout en se devetant. Une femme etait assise sur le banc de bois au milieu de la double rangee de cabines. Elle se sechait les cheveux. A l’autre bout de la piece, une autre se tenait immobile tandis que l’eau eclaboussait ses mains reunies en coupe sous le menton. Robin mit sa combinaison dans le vestiaire et sortit Nasu du tiroir du bas. Nasu etait son demon familier : un anaconda de un metre dix. Le serpent s’enroula autour de son bras et darda la langue : elle appreciait la chaleur moite des lieux.

« Moi aussi », dit Robin. Elle se dirigea vers la douche en ignorant la femme qui regardait de biais ses tatouages. Les deux serpents peints etaient un motif assez repandu au Covent, ou le tatouage etait universel. Le dessin sur son ventre toutefois lui etait absolument particulier.

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