35. Les Fugitifs
Chris et Robin en discuterent, l’envisagerent sous tous les angles et cela ne fit que renforcer une situation deja desesperee. Mais alors qu’une telle reponse est acceptable lorsqu’elle est le resultat d’un probleme theorique, elle l’est rarement pour l’animal humain dans le monde reel. S’ils avaient ete emmures de chaque cote, ils auraient pu attendre la mort.
« C’est dans la meilleure tradition heroique, fit remarquer Chris, que de se tuer a essayer.
— T’as pas bientot fini avec tes histoires de heros ? C’est de notre survie qu’on discute. On est bien d’accord qu’on ne s’en sortira pas en restant ici, donc meme s’il n’y a qu’une seule chance sur un million, c’est au pied de l’escalier qu’il faudra la trouver. »
Mais il n’etait pas facile de decider Valiha a bouger.
La Titanide etait un paquet de nerfs. Les arguments logiques avaient peu d’effet sur elle. Elle pouvait admettre qu’ils devaient chercher un moyen de sortir et que la seule voie possible etait vers le bas mais, arrive a ce point, son esprit se bloquait et quelque chose d’autre prenait la place.
Une Titanide n’avait pas a venir par ici. Aller plus loin etait quasi inimaginable.
Chris commencait a desesperer. D’abord, il y avait Gaby. Demeurer pres du corps n’avait rien de bien agreable. Avant longtemps… mais mieux valait ne pas y songer : se voir dans l’incapacite de l’ensevelir etait deja bien assez terrible.
Ils ne surent jamais le temps qu’il leur avait fallu pour descendre de Cornemuse et ils n’avaient aucun autre moyen de mesurer l’ecoulement du temps. C’etait devenu un cauchemar sans fin interrompu seulement par de maigres repas, lorsque la faim devenait intolerable, et par le sommeil sans reves de l’epuisement. Ils parcouraient peut-etre vingt ou trente marches avant que Valiha ne s’assoie et ne se mette a trembler. Il etait impossible de la bouger aussi longtemps qu’elle n’avait pas fait appel a tout son courage. Elle etait trop grosse pour qu’on la souleve et aucune parole ne pouvait rien y faire.
Le caractere de Robin – deja peu stable dans ses meilleurs moments – devint franchement volcanique. Au debut, Chris essaya de lui faire moderer son langage. Ensuite, ce fut lui qui se mit a ajouter des commentaires de son cru. Il n’etait pas d’accord lorsqu’elle se mit a rabrouer la Titanide, a se mettre derriere elle et a la pousser avec l’energie du desespoir pour la faire avancer mais il ne dit rien. Ils ne pouvaient quand meme pas la laisser la. Robin opina :
« J’adorerais l’etrangler mais je serais incapable de l’abandonner.
Ce ne serait pas forcement un abandon, dit Chris : on pourrait aller de l’avant et tenter de trouver du secours. »
Robin ricana : « Ne te berce pas d’illusions. Qu’y a-t-il la-bas au fond ? Sans doute une mare d’acide. Et meme si ce n’est pas le cas, meme si Tethys ne nous tue pas et que nous parvenons jusqu’a l’un de ces tunnels – s’il y a bien la-dessous des tunnels comme dans l’autre escalier –, il nous faudra des semaines pour en sortir et autant pour revenir. Si nous la laissons, elle est morte. »
Chris dut admettre qu’il y avait du vrai la-dedans et Robin reprit ses tentatives pour forcer Valiha a bouger. Il persistait a considerer que ce pouvait etre une erreur et Valiha lui donna raison : cela se produisit soudainement, des que Robin eut commence a la claquer.
« Ca fait mal », gemit Valiha.
Robin la frappa derechef.
Valiha enserra dans sa main enorme le cou de Robin et la souleva du sol en la tenant a bout de bras. Robin se debattit quelques instants, puis demeura immobile ; elle gargouillait.
« La prochaine fois que je t’attrape, dit Valiha d’une voix pas particulierement menacante, je serre jusqu’a ce que ta tete se detache. »
Elle reposa Robin, lui tint l’epaule pendant qu’elle toussait et ne la relacha que lorsqu’elle fut certaine qu’elle pouvait tenir debout toute seule. Robin battit en retraite et Chris estima que c’etait une chance qu’elle eut laisse son arme en surete dans les fontes de Valiha. Mais la Titanide ne semblait lui en tenir aucune rancune et l’incident ne devait plus jamais etre mentionne tandis que, de son cote, Robin se garda dorenavant ne serait-ce que d’elever la voix en presence de la Titanide.
Il estima qu’ils avaient accompli plus de la moitie du chemin. C’etait la cinquieme fois qu’ils dormaient. Mais cette fois-ci, lorsqu’il s’eveilla, Valiha avait disparu.
Ils se mirent a remonter.
Mille deux cent vingt-neuf marches plus tard, ils la trouverent. Elle etait assise, les jambes repliees sous le corps, le regard vitreux, oscillant doucement d’arriere en avant. Elle avait l’air aussi intelligent qu’une vache.
Robin s’assit et Chris vint s’effondrer a cote d’elle. Il savait que s’il se mettait a pleurer maintenant, il ne pourrait plus s’arreter, alors il ravala ses larmes.
« Et maintenant ? » demanda Robin. Chris se releva avec un soupir. Il mit les mains sur les joues de Valiha et les caressa doucement jusqu’a ce que son regard accommode enfin sur lui.
« Il est temps de repartir, Valiha.
— Non ? Tu crois ?
— J’en ai peur. »
Elle se releva et se laissa conduire.
Ils descendirent vingt marches, puis trente, puis quarante. A la quarante-sixieme, elle s’assit de nouveau et se remit a osciller. A force de l’amadouer, Chris parvint encore a la faire se relever et cette fois ils parcoururent soixante marches. Lorsqu’il l’eut fait repartir pour la troisieme fois, il etait optimiste : il esperait arriver a cent marches mais ils n’allerent pas plus loin que dix-sept.
Deux etapes plus tard, ce furent les pleurs de Robin qui reveillerent. En levant les yeux, il constata que de nouveau Valiha etait partie. Il passa un bras autour de la jeune fille et celle-ci ne fit aucune objection. Lorsqu’elle se fut calmee, ils se leverent et, une fois de plus, se mirent a grimper.
Il lui semblait que plus personne n’avait ouvert la bouche depuis des annees. Il y avait eu des cris et a un moment, ils en etaient meme venus aux mains. Mais meme dans ces conditions, ils ne pouvaient tenir bien longtemps : ni l’un ni l’autre n’avait l’energie suffisante. Chris boita quelque temps a la suite de leur pugilat tandis que Robin arborait un bel ?il Poche.
Mais il etait surprenant de constater ce que pouvait faire un peu d’adrenaline.
« On dirait que le sol est sec, murmura Robin.
— J’ai peine a le croire. »
Ils etaient dissimules a l’abri de la courbure du mur en spirale et regardaient vers le bas, vers ce qui devait etre – et ils avaient du mal a le croire – leur terminus. Tout du long, ils s’etaient attendus a trouver un lac d’acide avec Tethys en surete au beau milieu. Et a la place, ils voyaient ce qui se revelait etre la marque de hautes eaux – ou plutot de « hauts acides » – a dix metres seulement de l’endroit ou ils se tenaient, suivie d’une section de sol denude. Tethys elle-meme demeurait invisible derriere le virage.
« Ce doit etre un piege, dit Robin.
— Sur. Faisons demi-tour, et remontons. »
Robin pinca les levres, ses yeux se mirent a flamboyer puis elle se detendit et parvint meme a esquisser un sourire.
« Eh, je ne sais pas comment dire ca… nous nous bouffons le nez depuis ce qui me parait une eternite… mais si jamais ca tournait mal… je veux dire que…
— Qu’on se sera bien marres ? suggera Chris.