elle sentait que le temps jouait contre elle, qu’une fois encore, elle ne parviendrait pas a l’atteindre.

« Traduit, cela donne, en gros : “Ceux-qui-pourraient-un-beau-jour-chanter”, ou plus litteralement : “Ceux- qui-savent-comprendre-les-Titanides”. S’ils le veulent, l’expression est un peu lourde, je le crains.

« Cirocco est un etre de cette sorte. Tu n’as pas senti le centieme de sa chaleur. Gaby l’etait. Robin l’est. Une poignee de gens a Titanville. Le camp que nous avons traverse a Crios. Et toi. Si ce n’etait pas le cas, je serais incapable de t’aimer plus qu’un caillou et je t’aime fabuleusement. »

« C’est une curieuse facon de voir les choses », se dit Chris. Puis : « Quelle coincidence que tous les quatre nous possedions justement cette qualite si insaisissable. » Et, de nouveau : « N’a-t-elle pas honte, a son age ?… mais, comment lui faire comprendre ?…»

Mais tout cela fut balaye par une sensation que Chris devait Plus tard decrire comme celle d’un homme en train de se noyer et qui voit en un instant defiler toute sa vie, ou peut-etre comme l’expression de cet eclair de genie dont on parle tant – avec en corollaire cette remarque : « Comment ai-je pu rester un idiot si longtemps ? » – et qui, en fin de compte, pouvait le mieux se traduire par la comprehension soudaine qu’il l’aimait fabuleusement, lui aussi…

Elle remarqua l’eclair de son emotion – s’il avait desire une preuve de ses propositions, il l’aurait tenue la mais il n’en avait plus besoin – et, tandis qu’il etait encore en train de chercher quelque chose de plus intelligent a lui dire que : « Je t’aime fabuleusement, moi aussi », elle l’embrassa.

« Je te l’avais bien dit, que tu m’aimais », et il dut opiner a sa remarque, tout en se demandant si son hilarite ne cesserait jamais.

* * *

Connaitre le processus de la naissance d’une Titanide, c’etait autre chose que comprendre le lien unissant l’esprit de la mere a celui de l’enfant ; ou saisir la nature exacte de ce lien. Chris l’assaillit de questions a ce propos et put etablir que oui, elle pouvait poser a Serpent une question et qu’il pouvait y repondre et que non, Serpent etait incapable de lui dire s’il savait parler anglais.

« Il pense en images et en chants, lui expliqua-t-elle. Et ce chant n’est pas traduisible, sinon au niveau des emotions ; en un sens, le chant des Titanides reste toujours intraduisible et c’est la raison pour laquelle aucun humain n’a jamais ete capable de composer un dictionnaire de titanide. J’entends et je vois ce qu’il pense.

— Alors, comment lui as-tu demande le nom qu’il voulait porter ?

— Je lui ai visualise les instruments que j’avais la possibilite de confectionner ici et j’en ai joue mentalement. Quand sa conscience a temoigne de son ravissement, j’ai su qu’il s’appellerait Serpent.

— Il est au courant de mon existence ?

— Il te connait parfaitement bien. Il ne sait pas ton nom : il le demandera sitot qu’il sera ne. Il sait que je t’aime.

— Il sait que je suis un homme ?

— Il le sait parfaitement.

— Qu’en pense-t-il ? Est-ce que ca pose un probleme ? »

Valiha lui sourit.

« Il naitra sans prejuges. A partir de ce moment, ce sera a toi de jouer. »

Elle etait allongee sur le flanc, dans un recoin confortable prepare par Chris. La naissance approchait et Valiha etait sereine, ravie et elle ne souffrait pas. Chris avait conscience de se comporter aussi lamentablement que n’importe quel futur papa devant la salle d’accouchement mais il ne pouvait s’en empecher.

« Je suppose que je suis encore loin de tout saisir, admit-il. Va-t-il sortir, s’asseoir et commencer a nous faire part de ses vues sur le prix du cafe a Crios ou bien aura-t-on d’abord droit a un stade du a-reu, areu ? »

Valiha rit, attendit un moment, le temps pour les muscles de son ventre de se contracter comme une main pressant une poire, puis elle but une gorgee d’eau.

« Il va etre tout faible et perdu. Il observera tout mais ne dira rien. Il n’est pas vraiment intelligent a ce point. C’est un peu comme si on lui avait graisse les boyaux de la tete pour le transport et qu’il faille les nettoyer a l’arrivee avant de s’en servir. Mais ensuite…» Elle s’interrompit, ecouta quelque chose que Chris ne pouvait entendre, puis sourit :

« Tu vas devoir attendre. Il est presque arrive et je dois accomplir un rituel que mon accord se transmet depuis des generations.

— Mais bien sur, je t’en prie, s’empressa-t-il.

— J’espere que tu me pardonneras… j’aurais pu le faire dans mon magnifique chant natal mais, puisqu’il doit parler l’anglais, j’ai decide de rompre avec la tradition et de chanter dans cette langue… et puis c’est aussi parce que tu es la. Mais je ne suis pas certaine de pouvoir le rendre convenablement en anglais, aussi ma prose te paraitra-t-elle peut-etre quelque peu maladroite…

— Tu n’as pas a t’excuser, pour l’amour de Dieu, lui dit-il avec un signe de main. Vas-y. Tu n’auras peut- etre pas trop de temps.

— Tres bien. La premiere partie est immuable et je me contente de la citer. J’inclus mes propres paroles sur la fin. » Elle s’humecta les levres et regarda dans le vide. « Jaunes comme les Eaux sont les Madrigaux. »

Elle entama le chant :

« Au commencement etait Dieu et Dieu etait la roue et la roue etait Gaia. Et Gaia prit de son corps un morceau de chair et de cette chair elle fit les premieres Titanides, puis elle leur fit savoir que Gaia etait Dieu. Les Titanides ne le contesterent pas. Elles parlerent a Gaia et lui dirent : “Que devrons-nous faire ?” Et Gaia repondit : “Vous n’aurez pas d’autre Dieu que moi. Croissez et multipliez mais gardez a l’esprit que l’espace est limite. Faites aux autres ce que vous aimeriez qu’ils vous fassent. Sachez qu’a votre mort, vous retournerez en poussiere. Et ne venez pas m’embeter avec vos problemes : je ne vous aiderai pas !” Et c’est ainsi que les Titanides recurent le fardeau du libre arbitre.

« Parmi les premieres etait un male du nom de Sarangi de la Toison Jaune. Il se rendit comme tous les autres aupres du grand arbre et vit qu’il etait bon. Le temps viendrait pour lui ou il fondrait l’Accord de Madrigal. Il considera le monde et sut que le gout de la vie etait doux mais qu’il mourrait pourtant un jour. Cette pensee lui etait triste mais il se souvint des paroles de Gaia et se demanda s’il parviendrait a survivre. Il aima Dambak, Violone et Waldhorn. A eux quatre, ils chanterent le Quatuor mixolydien en Diese et Sarangi devint l’arriere-mere de Piccolo. Dambak en etait l’avant-pere, Violone l’avant-mere et Waldhorn l’arriere-pere. »

Le chant se poursuivit un moment dans ce style. Chris pretait plus l’oreille a la musique qu’aux paroles car ces listes de noms n’avaient que peu de sens pour lui. La descendance etait uniquement tracee par les arriere- meres meme si les autres parents etaient toujours mentionnes.

Chris aurait ete bien en peine de retracer son arbre genealogique jusqu’a la dixieme generation comme etait en train de le faire Valiha et pourtant, il savait que ses ancetres remontaient sur des milliers et des millions de generations jusqu’aux singes – ou a Adam et Eve. Chez Valiha, dix generations suffisaient a recouvrir toute l’histoire : Serpent serait la onzieme.

Voila qui, plus que tout long discours, lui rappelait brusquement ce que signifiait etre une Titanide, faire partie d’une race qui se savait avoir ete creee. Meme s’il ignorait quelle etait la part d’exactitude de ce prologue, on pouvait sans doute le prendre au sens litteral. Les Titanides avaient ete creees aux alentours de l’annee 1935. Une tradition, meme orale, pouvait embrasser une telle periode, d’autant que les Titanides etaient de meticuleuses memorialistes.

Mais le chant etait plus que la simple liste de ses arriere-meres et des ensembles formes pour engendrer la generation suivante : Valiha chantait le theme de chacune, revenant parfois a la purete du titanide mais le plus souvent se cantonnant a l’anglais. Elle enoncait leurs actes de bravoure et leurs bienfaits sans pour autant omettre leurs echecs. Chris entendit le recit de leurs souffrances au temps de la guerre contre les Anges. Puis intervenait la Sorciere, et les chansons, de plus en plus souvent, mentionnaient les stratagemes employes pour attirer l’attention de celle-ci lors des propositions presentees au Carnaval.

«… et Tabla eut les faveurs de la Sorciere. Ayant chante un Solo eolien, elle donna naissance a Valiha que l’on a jusqu’a present fort peu chantee mais qui laissera la melodie de son theme aux generations futures. Valiha aima Hichiriki, natif d’un Quatuor phrygien dans une autre branche de l’Accord de Madrigal, et Cymbale, un Trio lydien de l’Accord de Prelude. Ensemble, ils animerent la vie de Serpent (Trio mixolydien en double bemol)

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