Elle avait songe parfois a leguer toute sa fortune a quelque personne ou institution mais elle etait si eloignee des contingences terrestres qu’elle n’aurait su qui ou quoi en faire profiter. Avec Gaby, elles avaient coutume de rire a l’idee de choisir au hasard un nom dans l’annuaire et lui faire tout heriter ou bien de doter d’un foyer des poissons rouges celibataires.
Mais finalement, voila que son argent servait enfin a quelque chose.
Trini apercut l’avion alors qu’il etait encore a quelque distance grace a l’eclat de ses phares d’atterrissage. Elle n’entendit que bien apres le sifflement aigu du minuscule reacteur. Elle ne savait pas si elle devait approuver. L’equipement commande par Cirocco n’etait pas encore parvenu lorsque Trini avait pris son tour de garde au Refuge Numero Onze ; elle y avait donc debarque par la saucisse, comme tout le monde. L’une des raisons de sa venue a Gaia etait d’echapper aux pressions de la civilisation mecanique. Comme la plupart des humains qui vivaient ici, elle n’envisageait qu’avec la plus extreme mefiance tout ce qui depassait les simples technologies de base. Mais elle comprenait les motivations de la Sorciere : Cirocco avait engage une guerre totale contre les bombourdons et Trini ne doutait pas qu’ils seraient sous peu balayes du ciel.
L’appareil se traina sur les derniers metres avant de toucher le sol, soulevant avec sa tuyere des nuages de neige. L’Ophion semblait un terrain d’atterrissage peu engageant, truffe comme il l’etait de congeres, pourtant, le petit avion parvint a s’immobiliser sans peine en moins de trente metres. La faible gravite, couplee a la densite de l’atmosphere de Gaia, accroissait enormement sa portance et lui procurait l’agilite d’un papillon. Ses ailes etaient formees d’une mince pellicule de plastique transparent. Quand la neige fut retombee, Trini put distinguer les formes sombres qui s’y incrustaient et supposa qu’il devait s’agir de lasers ou de mitrailleuses.
C’etait un tout terrain a six places modifie pour le combat aerien.
Cirocco jaillit du siege du pilote puis une autre personne, a peu pres de sa taille, de la place du passager.
Trini s’en revint vers son minuscule rechaud pour monter le gaz sous la cafetiere. Elle s’etait portee volontaire – bien qu’a l’instar des autres humains vivant a Gaia elle ne dut aucune obeissance a la Sorciere – des qu’elle avait su que Cirocco cherchait de l’aide pour une mission de sauvetage destinee a rechercher Robin du Covent. Trini n’avait pu s’empecher de penser sans cesse a Robin depuis le jour de son depart et elle pensait que l’attente dans le refuge etait plus en rapport avec ses talents qu’une descente par l’escalier pour rendre visite a Thea.
On l’avait donc transportee ici avec des stocks de vivres, de couvertures, de fournitures medicales et de cartouches de gaz avec pour mission de preparer la station, depuis longtemps abandonnee, a l’eventuelle arrivee de l’un des disparus. Sirocco l’avait aidee a remettre en service la balise mais cela mis a part, il n’y avait pas grand-chose a faire. La structure tenait encore le coup et protegeait bien du blizzard. Elle avait donc passe tout son temps pres de la fenetre a bouquiner mais elle n’y etait pas lorsqu’elle avait senti la tour vibrer legerement sous le poids de quelqu’un qui gravissait l’echelle.
Elle vibrait aussi a present mais avec plus de nettete tandis que Cirocco et son compagnon se hataient a l’exterieur. Elle leur ouvrit la porte. Cirocco se dirigea immediatement vers Robin qui dormait sous une epaisse couche de couvertures. Elle s’assit aupres d’elle, lui toucha le visage et se retourna, l’air soucieux :
« Mais elle est horriblement brulante !
— Elle a juste pu boire un peu de soupe », repondit Trini qui aurait bien voulu pouvoir lui en dire plus.
Le passager de Cirocco etait un personnage familier pour Trini, comme pour quiconque avait passe quelque temps a Titanville : il s’appelait Larry O’Hara, et c’etait le seul medecin humain de tout Gaia. On n’avait cure qu’il fut ici parce qu’il avait ete radie sur Terre et personne ne lui aurait demande pourquoi. Il n’etait probablement guere doue pour la chirurgie a c?ur ouvert mais il savait reduire une fracture ou panser les brulures et ses soins etaient gratuits. Il transportait toujours une authentique trousse medicale noire sans un seul gramme d’equipement electronique ; celle-la meme qu’il venait de poser pour oter son manteau de fourrure, revelant une silhouette massive a la barbe noire et aux joues vermeilles : plus celle d’un bucheron que d’un chirurgien. Cirocco se tint a l’ecart tandis qu’il auscultait la patiente. Il y prit tout son temps.
« Il est bien possible qu’elle perde les orteils, annonca-t-il a un moment.
— Foutaises ! » retorqua Cirocco, ce qui pour Trini semblait une drole de reponse.
Elle avait enfin l’occasion d’observer de pres la Sorciere et elle fut surprise de voir qu’elle arborait toujours la meme mise depuis la premiere fois ou elle avait entendu parler d’elle : elle portait le meme poncho mexicain rouge brique delave avec un trou en son milieu. Drape negligemment autour du corps, il arrivait aux genoux et s’il etait decent lorsqu’elle demeurait immobile, il ne l’etait plus du tout des qu’elle bougeait. Elle marchait pieds nus. La neige etait encore accrochee a ses chevilles mais elle fondait rapidement.
Qu’etait-elle ? se demanda Trini. Elle savait depuis longtemps que Cirocco etait differente mais supposait qu’elle etait restee humaine. Elle n’en etait plus si sure a present. Peut-etre etait-elle quelque chose de plus, mais les differences etaient subtiles. La seule qui fut visible, elle la partageait avec Gaby Plauget : tous les humains a peau sombre sur Gaia l’etaient de naissance. Sauf Gaby et Cirocco qui avaient toujours l’air bronzees de la veille.
Larry finit par se detourner pour prendre la tasse de cafe que lui offrait Trini. Il la remercia d’un sourire et s’assit, laissant ses mains se rechauffer contre la faience blanche.
« Eh bien ? l’interrogea Cirocco.
— J’aimerais la sortir d’ici mais je ne pense pas qu’elle soit transportable. D’ailleurs, je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus pour elle a Titanville. Elle souffre de plusieurs gelures, et d’une pneumonie. Mais elle est jeune et robuste et la drogue titanide que je lui ai administree fait des merveilles contre la pneumonie : elle devrait pouvoir s’en tirer, soignee convenablement.
— Tu resteras ici pour y veiller », annonca Cirocco. Mais Larry hocha la tete :
« Impossible. J’ai ma clientele qui m’attend a Titanville. Tu peux t’occuper d’elle ; ou Trini peut le faire.
— J’ai dit…» Cirocco s’interrompit avec un effort qui etait visible sur ses traits. Elle se detourna quelques instants.
Larry semblait interesse, sans plus. Trini savait qu’il etait hors de question de le convaincre de quoi que ce soit : une fois qu’il avait decide ou se trouvait son devoir, il l’accomplissait sans plus se soucier d’en debattre avec vous. Quoi qu’il ait pu lui arriver sur Terre, il prenait au serieux son serment de medecin a Gaia.
« Excuse-moi d’avoir ete si cassante. Combien de temps Pourrais-tu rester ?
— Jusqu’a vingt revs, s’il le faut. Alice s’occupera de tout pendant mon absence. Elle se debrouille bien, tu sais ; je songe meme a lui decerner un diplome.
— Il faudra que je fasse sa connaissance, un de ces jours, dit Cirocco, distraitement.
— Je ne la laisserai pas tomber en pleine crise, lui assura Larry. Mais, franchement, je peux t’expliquer ce qu’il faut faire en un petit quart d’heure… Le traitement est aussi vieux que les montagnes…
— Elle a parle, il y a quelque temps », hasarda Trini. Cirocco se retourna immediatement et Trini crut un instant qu’elle allait venir lui secouer l’epaule. Mais elle se retint, se contentant de la devisager.
« A-t-elle mentionne l’un des autres ? Gaby ? Chris ? Valiha ?
— Elle n’etait pas vraiment eveillee, dit Trini. Je crois qu’elle parlait a Thea. Elle avait peur, mais ne voulait pas le laisser paraitre. C’etait confus.
— Thea, murmura Cirocco. Mon Dieu, comment est-elle parvenue a franchir Thea ?
— Je pensais que tu t’y attendais ? Sinon, pourquoi m’avoir fait rester ici ?
— Pour couvrir toutes les bases, expliqua Cirocco, distraitement. Tu etais en reserve pour un cas peu probable. Je ne vois vraiment pas comment elle a trouve le moyen de
« Ce n’est pas ce que je voulais dire, j’espere que tu…
— Ne t’inquiete pas : je suis contente d’avoir ete la. »
Cirocco se detendit ; elle finit meme par sourire.
« Moi aussi. Je sais que tu y as passe un bout de temps et je t’en suis reconnaissante. Je veillerai a ce que…
— Je ne veux rien », coupa vivement Trini. A nouveau, le regard de Cirocco la scruta.
« D’accord. Mais je ne l’oublierai pas. Doc, est-ce qu’on peut la reveiller ?