Cette pensee suffit a la propulser en catastrophe hors de son trou et elle se retrouva, vacillante, sur la berge. Sa toux la reprit et ne cessa qu’apres qu’elle eut rendu l’amer contenu d’un estomac presque vide. Avec surprise, elle s’apercut qu’elle etait tombee a genoux. Et avec une surprise encore plus grande, elle vit qu’elle avait avance sur la glace. Elle se retourna mais sans pouvoir distinguer l’endroit ou elle s’etait arretee. Elle avait du marcher depuis un bout de temps sans meme s’en rendre compte.

Les choses se mirent a vaciller tandis qu’elle progressait. Son champ visuel s’etrecissait comme si elle regardait au travers d’un long tuyau puis les bords se mettaient a rougir et elle n’avait plus qu’a se relever de la ou elle etait tombee. Son contour avait un air comique lorsqu’elle considerait, en vacillant, la silhouette en creux qu’elle avait dessinee dans la neige. On appelait ca des anges de l’hiver et elle se demanda comment elle le savait.

Des gens parfois marchaient a ses cotes : c’est ainsi qu’elle eut de longues conversations avec Gaby et ne se souvint qu’elle etait morte que bien longtemps apres. Elle tira une balle sur ce qui etait un autre monstre des neiges ou peut-etre une simple bouffee de vent chargee de flocons. L’arme en resta delicieusement chaude durant plusieurs minutes et elle faillit tirer une nouvelle fois lorsqu’elle s’apercut qu’elle l’avait pointee sur son estomac. Quand elle tenta de la remettre en poche, une partie de sa peau vint avec, collee a la crosse de metal, et emportant avec elle un bout de la queue de l’un de ses serpents tatoues. Pis encore, les cils de son ?il s’etaient colles par le gel et de l’?il restant elle ne voyait plus grand-chose.

Lorsqu’elle vit la lumiere clignotante, ce fut d’abord une gene : elle l’irritait par son cote inexplicable. Elle refusait tout phenomene paranormal, tel que le fantome de Gaby ou des apparitions de Chris et Valiha et elle avait la certitude que la lumiere relevait de ce genre de choses. Si elle allait y voir, elle tomberait probablement sur Hautbois, harnachee et prete a l’emmener au galop.

Puis a la reflexion : pourquoi pas ? Si elle devait mourir, autant que ce soit en compagnie d’une amie. Oui mais si la Titanide etait morte ? Elle n’avait aucun prejuge : elles en riraient un bon coup et Hautbois serait bien forcee d’admettre l’existence d’une vie apres la mort, d’admettre son erreur et celle de toute sa race. Elle rit a cette idee et prit la direction de l’eminence ou etait apparue la lumiere.

Elle etait considerablement degrisee lorsqu’elle y parvint, consciente d’avoir frole dangereusement le delirium complet. Il fallait qu’elle garde tous ses esprits. La lumiere etait bien reelle et bien qu’elle n’eut aucune idee de son origine, si ce n’etait pas le salut, alors elle etait definitivement fichue.

Sa vision avait empire. Si elle n’etait pas rentree dans le pied metallique, elle serait probablement passee a cote pour aller se perdre dans l’oubli. Mais la chose resonna sous le choc de sa tete : elle tituba et se redressa, etourdie, puis scruta les tenebres au-dessus d’elle. Une lampe rouge clignotait la-haut, toutes les dix ou quinze secondes.

Elle parvint a distinguer vaguement une construction posee sur quatre pieds raidis par des entretoises metalliques, analogue a un mirador de garde-forestier. La tour faisait une dizaine de metres et une echelle aux barreaux de bois courait jusqu’a son sommet.

Quelque chose accrocha son regard a proximite de l’echelle : c’etait un panonceau fixe juste au-dessous du niveau des yeux. Elle essuya la neige et lut :

TRAVAUX PUBLICS PLAUGET

REFUGE NUMERO ONZE

« BIENVENUE, VOYAGEURS ! »

Gaby Plauget, Propr.

Robin cligna des yeux, le relut entierement plusieurs fois pour voir s’il allait s’effacer comme le fantome de Gaby. Il ne s’effaca pas. Elle s’essuya les levres et tenta d’agripper a tatons les barreaux de bois. Ses mains refusaient de lui obeir. Gaby pourtant avait eu la bonne idee de faire poser une echelle en bois, songea-t-elle en se rappelant le froid terrible de la crosse metallique du revolver.

Alors, elle croisa les bras sur les barreaux et se hissa de cette facon. Elle etait obligee de regarder ses pieds pour verifier qu’ils etaient bien poses sur les degres : elle ne les sentait plus. Trois marches, une pause, puis cinq, et une nouvelle pause, puis trois, puis deux. Puis pas meme une : elle etait incapable de se hisser plus haut. Elle baissa les yeux et constata qu’elle etait presque a mi-hauteur ; elle devait donc avoir eu un trou et perdre le decompte. Elle leva la tete : elle aurait aussi bien pu gravir le mont Everest.

Si pres.

La porte s’ouvrit au-dessus d’elle. Un visage se pencha par dessus l’etroite balustrade. Elle esperait que c’etait Cirocco parce qu’elle pouvait y croire ; la Sorciere avait des choses a faire a Thea – des choses normales, logiques, sensees. Si c’etait quelqu’un d’autre, elle saurait que c’est un mirage, un fantome.

« Robin ? C’est toi ? »

Elle sentit l’odeur du cafe et de quelque chose qui cuisait sur le rechaud. C’etait trop beau pour etre vrai et, non, ce n’etait pas Cirocco, c’etait si ridicule qu’il ne valait meme pas le coup de regarder une nouvelle fois car ce visage qu’elle reconnaissait enfin appartenait a Trini, son amante d’il y a un million d’annees, la-bas a Titanville. A cet instant, elle sut que tout cela n’etait qu’un reve, la tour sans doute aussi bien que Trini.

Elle se laissa aller et atterrit sur le dos dans la neige epaisse.

39. L’Avant-poste

L’argent de Cirocco s’etait accumule sur Terre pendant plus de soixante-quinze annees : il y avait les droits d’auteur de ses travaux universitaires et de ses carnets de voyage en Gaia ainsi que les droits provenant de son autobiographie J’ai choisi l’Aventure (le titre etait de son editeur, pas d’elle) qui etait devenue un best-seller et avait donne matiere a deux films et une serie televisee. En outre, elle avait sa part, fort lucrative, dans le commerce de la cocaine. S’y ajoutait enfin son salaire de la NASA, qui avait continue de courir durant tout le voyage du Seigneur des Anneaux et jusqu’a sa demission.

Elle avait loue les services d’un conseiller financier helvetique et d’un juriste bresilien en leur donnant deux instructions : la mettre a l’abri de l’inflation et lui eviter la confiscation de ses biens par des gouvernements communistes. Elle avait souligne en outre qu’elle aimerait voir son argent financer des firmes s’occupant de voyage spatial et ne pas etre utilise a des fins contraires aux interets des Etats-Unis. Son homme de loi lui avait indique que cette derniere recommandation etait demodee et pratiquement impossible a definir de nos jours et elle lui avait repondu par lettre en lui disant que la Terre etait pleine d’hommes de loi. Il avait saisi l’allusion et, aujourd’hui encore, ses descendants travaillaient pour elle.

Apres quoi, elle oublia tout cela.

Deux fois l’an, elle recevait un rapport qu’elle ouvrait pour jeter vaguement un ?il sur sa derniere ligne avant de l’oublier. Sa fortune avait traverse deux depressions la ou d’innombrables investisseurs a la vie courte se faisaient balayer. Ses agents la savaient capable d’envisager le long terme et de supporter sans affolement des pertes temporaires. Il y avait eu de mauvaises annees mais la tendance generale restait a la hausse ininterrompue.

Tout cela n’avait ete qu’une abstraction denuee de toute signification : a quoi bon chercher a savoir qu’elle possedait X kilos d’or, detenait Y pour cent de la Societe Y prime et Z deutsche Mark en timbres rares et en tableaux de maitres ? Si le rapport lui parvenait un jour d’ennui, il lui arrivait de passer quelques minutes a s’amuser a eplucher la liste de ses avoirs, des Aerotrains aux Airedale et des Renoir aux Renouvellements de baux. Elle n’envoya qu’une seule fois une lettre. Ce fut apres avoir decouvert fortuitement qu’elle possedait l’Empire State Building et qu’on projetait sa demolition. Elle leur demanda de le faire plutot restaurer et perdit des millions dans l’operation au cours des deux annees suivantes. Puis elle recupera largement le tout par la suite, ce qui la fit sans aucun doute passer pour un genie de la finance aupres de ses agents alors qu’elle avait simplement epargne cet edifice parce que sa mere l’avait fait monter a son sommet lorsqu’elle avait sept ans et que c’etait l’un des plus chers souvenirs qu’elle gardait d’elle.

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