reveler utile. Elle fouina dans son sac et en sortit un petit thermometre a mercure, l’approcha de l’oiseau-luire papillotant et loucha dessus. Elle n’en croyait pas ses yeux : mais meme apres avoir ete secoue, il indiquait toujours moins vingt degres. Elle souffla dessus et vit la mince colonne d’argent monter puis lentement redescendre. Voila qui lui procurait un nouveau sujet d’inquietude : elle pouvait mourir gelee si elle cessait de bouger.
« Alors, magne-toi le cul », se dit-elle. Elle finit par obtemperer. Elle aurait bien aime etre plus reposee mais dormir dans l’escalier de Thea avait ete hors de question. Elle y songeait a nouveau, maintenant qu’elle avait de la neige jusqu’aux genoux. Elle pourrait toujours redescendre un peu, dormir au chaud puis repartir du bon pied.
En fin de compte, elle crut plus prudent de n’en rien faire : comment savoir si dans l’escalier elle etait hors d’atteinte de Thea ?
Un dernier regard a l’oiseau-luire mourant l’avertit qu’elle ferait bien de se depecher. Si elle tardait a sortir de sous le cable, l’obscurite allait etre complete.
Elle y arriva et apprit en cours de route deux ou trois choses sur la neige et la glace. En premier lieu, que la glace etait infiniment plus traitresse que le roc, meme quand elle avait l’air solide. Quant a la neige… de la poudreuse comme il fallait, elle en avait largement soupe jusqu’a la fin de ses jours. Par endroits, elle s’amoncelait plus haut que sa tete. Et a plusieurs reprises, elle avait du se frayer un passage entre d’enormes congeres.
Mais elle apercut le jour gris a peu pres au moment ou son oiseau-luire devenait inutilisable. Elle jeta la cage et se dirigea vers la lumiere.
Ca lui faisait drole de voir a nouveau aussi loin. Le temps etait clair a Thea : l’air y etait vif et mordant, avec une bise intermittente de cinq a dix kilometres a l’heure qui aspirait la chaleur de sa peau lorsqu’elle l’effleurait.
Elle pouvait distinguer la Crepusculaire sur sa gauche : c’etait donc l’ouest, ce qui voulait dire qu’il lui fallait contourner le cable pour aller vers le sud.
A moins qu’elle ne se souvint mal. Il serait sage d’y reflechir a deux fois avant d’entreprendre un trajet de contournement qu’elle serait obligee de refaire en sens inverse si jamais l’Ophion etait au nord du cable. Elle en avait assez de revenir sur ses pas et cette fois elle devait penser a ses orteils qui commencaient deja a se refroidir.
Elle se rappela que Thea etait dominee par une chaine de montagnes escarpees s’etendant du nord au sud entre les hauts plateaux. Et traversant la region presque en son milieu, l’Ophion se divisait en deux branches, nord et sud, quelque part pres du centre de Thea. Le cable central s’ancrait pres du confluent des deux bras. Presque tout le cours du bras meridional se developpait sous l’un des deux manteaux glaciaires qui recouvraient la majeure partie de Thea, rendant son reperage pratiquement impossible. Mais la branche septentrionale etait libre de glaces permanentes. Parfois, lors de certaines periodes du cycle climatique trentenaire de Gaia, le degel se produisait et une etroite vallee au centre de Thea connaissait un bref et pale printemps. Ce n’etait pas le cas a present. Pourtant, meme gele, le cours d’eau ne serait guere difficile a trouver : il serait relativement horizontal et situe au fond d’une large depression.
Plus elle y repensait et plus elle sentait que ses premiers souvenirs avaient ete errones ; le terrain devant elle descendait doucement. Il faisait trop sombre pour affirmer que le fleuve etait bien devant mais elle en etait a present persuadee. Et puis apres ? Il y avait une chance sur deux et comme ca, elle n’aurait pas a contourner d’abord le cable. Elle se dirigea vers le nord.
Elle n’avait pas franchi un kilometre que le vent se levait. Bientot, la neige balayee du sommet des congeres lui fouettait les joues. Une fois encore, elle s’arreta pour rearranger ses vetements, s’enveloppant dans la couverture et la rabattant en une capuche qu’elle pouvait tenir serree autour de son cou afin de se proteger jusqu’aux yeux.
Elle etait assise lorsque quelque chose approcha : les rafales ne lui permettaient pas de distinguer clairement, mais c’etait blanc, a peu pres de la taille d’un ours polaire, avec des bras massifs et une gueule pleine de dents. L’animal etait assis a l’observer et elle fit de meme jusqu’au moment ou il decida de se lever pour y regarder de plus pres. Il voulait peut-etre lui souhaiter le bonjour mais elle n’attendit pas pour verifier. Il absorba sa premiere balle sans tiquer mais s’arreta pour contempler la tache rouge qui s’elargissait sur sa fourrure. Comme il repartait, elle vida tout son chargeur et il se replia tel un linge propre et blanc puis ne bougea plus. Luttant contre le tremblement de ses mains, elle rechargea son arme avec ses dernieres cartouches, en pestant a voix basse et en soufflant sur ses doigts pour les degourdir. La creature n’avait toujours pas bouge lorsqu’elle eut termine mais elle n’essaya pas de l’approcher. Elle fit un large detour et reprit sa descente.
En un sens, il valait mieux qu’elle n’eut pas reflechi a ce qu’elle ferait une fois atteint le fleuve. Sinon, elle serait peut-etre encore recroquevillee sous le cable.
Il etait preferable de s’assigner des objectifs etape par etape, songeait-elle en dominant cette plaine large et venteuse qui devait etre l’Ophion. Elle regarda vers l’est, puis vers l’ouest. Chaque direction lui semblait tout aussi impossible : elle etait, pile au centre de Thea et dans chaque sens, plus de deux cents kilometres la separaient de la lumiere.
A l’est, c’etait Metis qui semblait doux et accueillant mais auquel il ne fallait pas se fier, au dire de Cirocco. Metis etait un ennemi de Gaia meme s’il n’etait pas aussi dangereux que Tethys.
A l’ouest, evidemment : Tethys, et le desert. En un sens, vu d’ici il ne paraissait pas si mal. Elle repensa a la chaleur cuisante des dunes puis aux esprits-de-sable caches sous ces memes dunes et se tourna vers l’est. Elle n’avait vraiment pas le choix mais d’avoir fait semblant, lui avait donne quelques minutes de repit durant lesquelles elle n’avait pas pense a ses pieds.
Le plus terrible etait qu’elle brulait tout en mourant de froid. Elle ne sentait pas ses orteils tout en meme temps que la sueur lui degoulinait dans le dos et le long des bras. L’effort la maintenait au chaud – a vrai dire, elle bouillait – mais le vent etait glacial. D’un cote comme de l’autre, on n’y pouvait rien. Elle continua donc a marcher. Lorsqu’elle trebucha quelques heures plus tard et releva brusquement la tete en s’apercevant qu’elle avait failli s’endormir, elle se contraignit a faire une pause. Elle avait a present suffisamment l’experience de ce dangereux etat d’hebetude, repandu parmi ceux qui tentaient de vivre a Gaia sans horloge, pour savoir qu’elle avait largement atteint ses limites. Elle n’aurait su dire depuis combien de temps elle etait debout mais cela devait bien faire deux ou trois jours. Elle etait deja fatiguee en penetrant dans le corridor qui menait a Thea et, depuis ce moment, elle n’avait cesse de lutter contre l’epuisement. Elle savait qu’il etait possible de dormir debout parce que cela lui etait arrive plus d’une fois lors de sa traversee de la caverne. Elle devait trouver un endroit pour dormir, et vite.
Rien ne semblait convenir. En essayant de se creuser la cervelle, il lui revint soudain quelque chose a propos de l’ensevelissement dans la neige. C’etait absurde mais en l’occurrence, dormir en plein vent semblait encore plus idiot.
Pres de la rive du fleuve gele, la neige s’etait amassee sur huit metres de haut. Apres etre passee du cote sous le vent, elle entreprit de creuser la congere. La surface en etait dure et crouteuse mais le travail ne tarda pas a devenir plus facile. Elle pelletait la neige des deux bras, s’acharnant fievreusement pour creuser une niche assez grande pour abriter son corps. Quand ce fut fait, elle rampa a l’interieur et tenta tant bien que mal de ramener la neige autour de l’entree puis elle se recroquevilla le plus etroitement possible et s’endormit instantanement.
Elle avait toujours cru que claquer des dents n’etait qu’une figure de style, et pas des meilleures, tout comme avoir les genoux qui s’entrechoquent signifiait la terreur. Puis elle se rendit compte que ses genoux s’entrechoquaient egalement bel et bien. Tout son corps frissonnait sans qu’elle put s’en empecher. Elle se mit a tousser et sa bouche s’emplit de liquide. Elle etait trempee de sueur et brulait de fievre. Elle sut qu’elle allait mourir.