pas fort bien passe de ce continent ! Qu’est-ce que perdait l’homme civilise, a ne pas aller dans la foret vierge des Indiens, ou chez les negres ? Voila maintenant qu’ils allaient jusqu’en Laponie, c’est dans le nord, dans les glaces eternelles, ou vivent des sauvages qui devorent des poissons crus. Et ils veulent decouvrir encore un autre continent, qui se trouverait dans les mers du sud, allez savoir ou c’est ! Et cette folie, en quel honneur ? Parce que les autres en faisaient autant, les Espagnols, les maudits Anglais, ces insolents de Hollandais, avec lesquels il fallait ensuite se prendre au collet, sans d’ailleurs en avoir les moyens. Un de ces bateaux de guerre coute trois cent mille livres, excusez du peu, et se coule en cinq minutes d’un seul coup de canon, sans espoir de retour, et tout ca est paye avec nos impots. Un dixieme de tous nos revenus, voila ce qu’exige Mr le ministre des Finances aux dernieres nouvelles, et c’est catastrophique, meme si l’on n’en paie pas autant, car c’est cet etat d’esprit qui est nefaste.

Tout le malheur de l’homme vient de ne pouvoir rester seul dans sa chambre, la ou est sa place. Dixit Pascal. Et Pascal etait un grand homme, un Frangipane de l’esprit, un artisan dans le meilleur sens du terme, mais les gens de cette trempe ne font plus recette aujourd’hui. A present, les gens lisent des livres subversifs, ecrits par des huguenots ou des Anglais. Ou bien ils ecrivent des libelles, ou de pretendues sommes scientifiques, ou ils mettent en question tout et le reste. Rien de ce qu’on pensait n’est plus vrai, a les entendre ; on a change tout ca. Voila que dans un verre d’eau nageraient de toutes petites bestioles qu’on ne voyait pas autrefois ; et il parait que la syphilis est une maladie tout ce qu’il y a de plus normale et non pas un chatiment de Dieu ; lequel n’aurait pas cree le monde en sept jours, mais en des millions d’annees, si du moins c’etait bien lui ; les sauvages sont des hommes comme nous ; nos enfants, nous les eduquons de travers ; et la terre n’est plus ronde comme naguere, elle est aplatie en haut et en bas comme melon  – comme si ca avait de l’importance ! Dans tous les domaines, on pose des questions, on farfouille, on cherche, on renifle et on fait des experiences a tort et a travers. Il ne suffit plus de dire ce qui est et comment c’est : il faut maintenant que tout soit prouve, de preference par des temoins et des chiffres et je ne sais quelles experiences ridicules. Ces Diderot d’Alembert, Voltaire, Rousseau, et autres plumitifs dont le nom m’echappe (il y a meme parmi eux des gens d’Eglise, et des messieurs de la noblesse !), ils ont reussi ce tour de force de repandre dans toute la societe leur inquietude sournoise, leur joie maligne de n’etre satisfaits de rien et d’etre mecontents de toute chose en ce monde, bref, l’indescriptible chaos qui regne dans leurs tetes !

Ou qu’on portat le regard, c’etait l’agitation. Les gens lisaient des livres, meme les femmes. Des pretres trainaient dans les cafes. Et quand pour une fois la police intervenait et fourrait en prison l’une de ces signalees fripouilles, les editeurs poussaient les hauts cris et faisaient circuler des petitions, tandis que des messieurs et des dames du meilleur monde usaient de leur influence, jusqu’a ce qu’on libere la fripouille au bout de quelques semaines, ou qu’on la laisse filer a l’etranger, ou elle continuait a pamphletiser de plus belle. Et dans les salons, on vous rebattait les oreilles de la trajectoire des cometes ou d’expeditions lointaines, de la force des leviers ou de Newton, de l’amenagement des canaux, de la circulation sanguine et du diametre du globe.

Et meme le roi s’etait fait presenter l’une de ces inepties a la derniere mode, une espece d’orage artificiel nomme electricite : en presence de toute la Cour, un homme avait frotte une bouteille, et ca avait fait des etincelles, et il parait que Sa Majeste s’etait montree tres impressionnee. On ne pouvait imaginer que son arriere-grand-pere, ce Louis-le-Grand qui meritait son nom et sous le regne beni duquel Baldini avait encore eu le privilege de vivre de nombreuses annees, eut tolere qu’une demonstration aussi ridicule se deroulat sous ses yeux ! Mais c’etait l’esprit des temps nouveaux, et tout cela finirait mal !

Car a partir du moment ou l’on ne se genait plus pour mettre en doute de la facon la plus insolente l’autorite de l’Eglise de Dieu ; ou l’on parlait de monarchie, elle aussi voulue par Dieu, et de la personne sacree du roi comme si ce n’etaient que des articles interchangeables dans un catalogue de toutes les formes de gouvernement, parmi lesquelles on pouvait choisir a sa guise ; quand enfin on avait le front, comme cela ce faisait a present, de presenter Dieu lui-meme, le Tout-Puissant, comme quelque chose dont on pouvait fort bien se passer, et de pretendre tres serieusement que l’ordre, les bonnes m?urs et le bonheur sur terre etaient imaginables sans lui et pouvaient proceder uniquement de la moralite innee et de la raison des hommes... Dieu du ciel !..., il ne fallait plus s’etonner alors que tout soit sens dessus dessous, que les m?urs se degradent et que l’humanite s’attire les foudres de Celui qu’elle reniait. Cela finira mal. La grande comete de 1681, dont ils ont ri et dont ils ont pretendu que ce n’etait qu’un amas d’etoiles, c’etait tout de meme bien un avertissement divin, car elle annoncait  – on le savait bien maintenant  – un siecle dissolu, un siecle de decheance, un marecage spirituel, politique et religieux, que l’humanite avait creuse de ses mains, ou elle n’allait pas tarder a sombrer et ou seules fleurissaient encore des fleurs nauseabondes aux couleurs tapageuses, comme ce Pelissier !

Il etait debout a la fenetre, le vieux Baldini, et jetait un regard haineux vers le soleil qui eclairait le fleuve a l’oblique. Des peniches surgissaient sous ses pieds et glissaient lentement vers l’ouest en direction du Pont-Neuf et du port qui etait au pied des galeries du Louvre. Aucune ne remontait ici le courant, elles empruntaient l’autre bras du fleuve, de l’autre cote de l’ile. Ici, tout se contentait de descendre le courant, les peniches vides ou pleines, les petites embarcations a rames et les barques plates des pecheurs, l’eau teintee de crasse et l’eau frisee d’or, tout ici ne faisait que s’ecouler, descendre et disparaitre, lentement, largement, irresistiblement. Et quand Baldini regardait tout droit a ses pieds, le long de sa maison, il avait l’impression que les eaux aspiraient et entrainaient au loin les piles du pont, et il avait le vertige.

C’avait ete une erreur d’acheter cette maison sur le pont et une double erreur de la prendre sur le cote ouest.

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