pas fort bien passe de ce continent ! Qu’est-ce que perdait l’homme civilise, a ne pas aller dans la foret vierge des Indiens, ou chez les negres ? Voila maintenant qu’ils allaient jusqu’en Laponie, c’est dans le nord, dans les glaces eternelles, ou vivent des sauvages qui devorent des poissons crus. Et ils veulent decouvrir encore un autre continent, qui se trouverait dans les mers du sud, allez savoir ou c’est ! Et cette folie, en quel honneur ? Parce que les autres en faisaient autant, les Espagnols, les maudits Anglais, ces insolents de Hollandais, avec lesquels il fallait ensuite se prendre au collet, sans d’ailleurs en avoir les moyens. Un de ces bateaux de guerre coute trois cent mille livres, excusez du peu, et se coule en cinq minutes d’un seul coup de canon, sans espoir de retour, et tout ca est paye avec nos impots. Un dixieme de tous nos revenus, voila ce qu’exige Mr le ministre des Finances aux dernieres nouvelles, et c’est catastrophique, meme si l’on n’en paie pas autant, car c’est cet etat d’esprit qui est nefaste.
Tout le malheur de l’homme vient de ne pouvoir rester seul dans sa chambre, la ou est sa place.
Ou qu’on portat le regard, c’etait l’agitation. Les gens lisaient des livres, meme les femmes. Des pretres trainaient dans les cafes. Et quand pour une fois la police intervenait et fourrait en prison l’une de ces signalees fripouilles, les editeurs poussaient les hauts cris et faisaient circuler des petitions, tandis que des messieurs et des dames du meilleur monde usaient de leur influence, jusqu’a ce qu’on libere la fripouille au bout de quelques semaines, ou qu’on la laisse filer a l’etranger, ou elle continuait a pamphletiser de plus belle. Et dans les salons, on vous rebattait les oreilles de la trajectoire des cometes ou d’expeditions lointaines, de la force des leviers ou de Newton, de l’amenagement des canaux, de la circulation sanguine et du diametre du globe.
Et meme le roi s’etait fait presenter l’une de ces inepties a la derniere mode, une espece d’orage artificiel nomme electricite : en presence de toute la Cour, un homme avait frotte une bouteille, et ca avait fait des etincelles, et il parait que Sa Majeste s’etait montree tres impressionnee. On ne pouvait imaginer que son arriere-grand-pere, ce Louis-le-Grand qui meritait son nom et sous le regne beni duquel Baldini avait encore eu le privilege de vivre de nombreuses annees, eut tolere qu’une demonstration aussi ridicule se deroulat sous ses yeux ! Mais c’etait l’esprit des temps nouveaux, et tout cela finirait mal !
Car a partir du moment ou l’on ne se genait plus pour mettre en doute de la facon la plus insolente l’autorite de l’Eglise de Dieu ; ou l’on parlait de monarchie, elle aussi voulue par Dieu, et de la personne sacree du roi comme si ce n’etaient que des articles interchangeables dans un catalogue de toutes les formes de gouvernement, parmi lesquelles on pouvait choisir a sa guise ; quand enfin on avait le front, comme cela ce faisait a present, de presenter Dieu lui-meme, le Tout-Puissant, comme quelque chose dont on pouvait fort bien se passer, et de pretendre tres serieusement que l’ordre, les bonnes m?urs et le bonheur sur terre etaient imaginables sans lui et pouvaient proceder uniquement de la moralite innee et de la raison des hommes... Dieu du ciel !..., il ne fallait plus s’etonner alors que tout soit sens dessus dessous, que les m?urs se degradent et que l’humanite s’attire les foudres de Celui qu’elle reniait. Cela finira mal. La grande comete de 1681, dont ils ont ri et dont ils ont pretendu que ce n’etait qu’un amas d’etoiles, c’etait tout de meme bien un avertissement divin, car elle annoncait – on le savait bien maintenant – un siecle dissolu, un siecle de decheance, un marecage spirituel, politique et religieux, que l’humanite avait creuse de ses mains, ou elle n’allait pas tarder a sombrer et ou seules fleurissaient encore des fleurs nauseabondes aux couleurs tapageuses, comme ce Pelissier !
Il etait debout a la fenetre, le vieux Baldini, et jetait un regard haineux vers le soleil qui eclairait le fleuve a l’oblique. Des peniches surgissaient sous ses pieds et glissaient lentement vers l’ouest en direction du Pont-Neuf et du port qui etait au pied des galeries du Louvre. Aucune ne remontait ici le courant, elles empruntaient l’autre bras du fleuve, de l’autre cote de l’ile. Ici, tout se contentait de descendre le courant, les peniches vides ou pleines, les petites embarcations a rames et les barques plates des pecheurs, l’eau teintee de crasse et l’eau frisee d’or, tout ici ne faisait que s’ecouler, descendre et disparaitre, lentement, largement, irresistiblement. Et quand Baldini regardait tout droit a ses pieds, le long de sa maison, il avait l’impression que les eaux aspiraient et entrainaient au loin les piles du pont, et il avait le vertige.
C’avait ete une erreur d’acheter cette maison sur le pont et une double erreur de la prendre sur le cote ouest.