Du coup, il avait sans cesse sous les yeux le courant qui s’eloignait et il avait l’impression de s’en aller lui-meme, lui et sa maison et sa fortune acquise en des dizaines d’annees : lui et elles partaient au fil de l’eau, et il etait trop vieux et trop faible pour s’arc-bouter encore contre ce puissant courant. Parfois, lorsqu’il avait a faire sur la rive gauche, dans le quartier de la Sorbonne ou de Saint-Sulpice, il ne prenait pas par l’ile et le pont Saint-Michel, mais faisait le tour par le Pont-Neuf, car sur ce pont il n’y avait pas de constructions. Alors il s’accotait au parapet du cote de l’est et regardait vers l’amont, afin de voir pour une fois le courant venir vers lui et tout lui apporter ; et pendant quelques instants il se plaisait a imaginer que la tendance de sa vie s’etait inversee, que les affaires etaient florissantes, que la famille etait prospere, que les femmes se jetaient a son cou et que son existence, au lieu de s’etioler, s’amplifiait a n’en plus finir.

Mais ensuite, quand il levait un tout petit peu les yeux, il voyait a quelques centaines de metres sa propre maison, fragile, etroite et haute, sur le Pont-au-Change, et il voyait la fenetre de son laboratoire au premier etage, et il se voyait lui-meme a cette fenetre, se voyait regarder en direction du fleuve et observer le courant qui s’eloignait, comme a present. Et du coup le beau reve s’envolait et Baldini, debout sur le Pont-Neuf, se detournait, plus abattu qu’avant, abattu comme a present, tandis qu’il se detournait de la fenetre, allait a son bureau et s’y asseyait.

12

Devant lui etait pose le flacon contenant le parfum de Pelissier. Le liquide avait au soleil un eclat d’un brun dore, limpide, sans rien de trouble. Il avait l’air parfaitement innocent, comme du the clair  – et pourtant, outre quatre cinquiemes d’alcool, il contenait un cinquieme de ce mysterieux melange qui etait capable de mettre en emoi une ville entiere. Et ce melange a son tour pouvait etre constitue de trois ou de trente elements differents, dans des proportions tout a fait precises qu’il fallait trouver parmi une infinite d’autres. C’etait l’ame de ce parfum (pour autant qu’on put parler d’ame, s’agissant d’un parfum de ce commercant au c?ur froid qu’etait Pelissier) et c’est son agencement qu’il fallait maintenant decouvrir.

Baldini se moucha soigneusement et baissa un peu la jalousie de la fenetre, car la lumiere directe du soleil etait dommageable a tout element odoriferant et a toute concentration olfactive un peu raffinee. Du tiroir de son bureau, il tira un mouchoir frais, en dentelle blanche, et le deploya. Puis il retira le bouchon du flacon, en le tournant legerement. Ce faisant, il rejeta la tete en arriere et pinca les narines, car pour rien au monde il ne voulait se faire une impression prematuree en sentant directement le flacon. Le parfum se sentait a l’etat epanoui, aerien, jamais a l’etat concentre. Il en fit tomber quelques gouttes sur le mouchoir, qu’il agita en l’air pour faire partir l’alcool et qu’il porta ensuite a son nez. En trois coups tres brefs, il aspira le parfum comme une poudre, l’expira aussitot et, de la main, s’envoya de l’air frais au visage, puis renifla encore sur le meme rythme ternaire et, pour finir, aspira une longue bouffee, qu’il relacha lentement, en s’arretant plusieurs fois, comme s’il la laissait glisser sur un long escalier en pente douce. Il jeta le mouchoir sur la table et se laissa retomber contre le dossier de son fauteuil.

Le parfum etait ignoblement bon. Ce miserable Pelissier etait malheureusement un artiste. Un maitre, Dieu nous pardonne, et quand bien meme il n’avait pas suivi d’apprentissage ! Baldini eut souhaite que cet « Amor et Psyche » fut de lui. Cela n’avait pas trace de vulgarite. C’etait absolument classique, rond et harmonieux. Et pourtant d’une nouveaute fascinante. C’etait frais, mais pas racoleur. C’etait fleuri sans etre pateux. Cela vous avait de la profondeur, une magnifique profondeur, tenace, flamboyante et d’un brun fonce  – mais pas surchargee ni grandiloquente pour un sou.

Baldini se leva presque avec deference et porta de nouveau le mouchoir a son nez.

— Merveilleux, merveilleux, marmonna-t-il en reniflant avidement. C’est d’un caractere gai, c’est affable, c’est comme une melodie, ca vous met carrement de belle humeur... Sottises ! De belle humeur !

Et il rejeta rageusement le carre de dentelle sur la table, se detourna et alla dans le coin le plus recule de la piece, comme s’il avait honte de son enthousiasme.

Ridicule ! De se laisser aller a de pareils dithyrambes. Comme une melodie. Gai. Merveilleux. Belle humeur.

— Stupidites ! Stupidites pueriles. Impression momentanee. Vieille erreur de ma part. Question de temperament. Heredite italienne, vraisemblablement. Ne juge pas, tant que tu sens ! C’est la premiere regle, Baldini, vieille bete ! Sens, quand tu sens, et juge quand tu as senti ! « Amor et Psyche » est un parfum qui n’est pas indifferent. C’est un produit tout a fait reussi. Une combinaison habile. Pour ne pas dire de la frime. D’ailleurs, qu’attendre d’autre que de la frime, de la part d’un homme comme Pelissier ? Naturellement qu’un type comme Pelissier ne fabrique pas du parfum de bas etage. Cette fripouille sait parfaitement vous en mettre plein la vue, il sait troubler votre odorat avec une harmonie parfaite, il sait se deguiser en parfumeur classique comme le loup qui s’affublait d’une peau de mouton ; en un mot, c’est un scelerat de talent. Et c’est bien pire qu’un maladroit orthodoxe.

Mais toi, Baldini, tu ne vas pas te laisser endormir. Tu as juste ete un instant surpris par la premiere impression que t’a produite ce trucage. Mais est-ce qu’on sait quelle odeur il aura dans une heure, quand ses substances les plus volatiles se seront evaporees et que son corps apparaitra ? Ou quelle odeur il aura ce soir, lorsqu’on ne

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