Qui sait, cela pouvait faire mauvaise impression, on allait peut-etre jaser, des bruits pouvaient se repandre : Baldini n’est plus de parole, Baldini n’a plus de commandes, Baldini ne peut plus payer... et tout ca n’etait pas bon, non, non, car cela pouvait faire baisser la valeur du fonds. Mieux valait accepter ce chevreau inutile. Personne n’avait besoin de savoir avant l’heure que Giuseppe Baldini avait transforme sa vie.
— Entre !
Il fit entrer le garcon et ils passerent dans la boutique. Baldini devant avec son chandelier, Grenouille sur ses talons avec les peaux. C’etait la premiere fois que Grenouille mettait les pieds dans une parfumerie, dans un lieu ou les odeurs n’etaient pas accessoires, mais ou elles etaient carrement au centre des preoccupations. Il connaissait naturellement tous les droguistes et marchands de parfums de la ville, il avait passe des nuits entieres devant leurs vitrines, le nez presse contre les fentes de leurs portes. Il connaissait tous les parfums qu’on y vendait et souvent deja il les avait en imagination combines en de magnifiques creations interieures. Donc, rien de nouveau ne l’attendait la. Mais de meme qu’un enfant doue pour la musique brule de voir un orchestre de pres ou de monter, a l’eglise, jusqu’au buffet d’orgue pour y decouvrir les claviers, de meme Grenouille brulait de voir une parfumerie de pres et, quand il avait entendu dire qu’il fallait livrer du cuir a Baldini, il avait tout mis en ?uvre pour qu’on lui confie cette commission.
Et voila qu’il etait dans cette boutique de Baldini, a l’endroit de Paris ou le plus grand nombre de parfums professionnels etaient reunis sur aussi peu de place. Il ne voyait pas grand-chose, a la lumiere vagabonde de la bougie, il apercut tout juste l’ombre du comptoir avec sa balance, les deux herons au-dessus de leur bassin, un fauteuil pour les clients, les rayonnages sombres le long des murs, le reflet fugitif d’ustensiles de cuivre, et des etiquettes blanches sur des bocaux et des coupelles ; et il ne sentit d’ailleurs rien de plus que ce qu’il avait deja senti dans la rue. Mais il ressentit aussitot la gravite qui regnait en ces lieux, on aimerait presque dire la gravite sacree, si le mot « sacre » avait eu pour Grenouille la moindre signification ; c’est la gravite froide qu’il ressentait, le realisme artisanal, le sobre sens des affaires qui etait attache a chaque meuble, a chaque instrument, aux tonnelets, aux bouteilles et aux pots. Et tandis qu’il marchait derriere Baldini, dans l’ombre de Baldini, car celui-ci ne se donnait pas la peine de l’eclairer, la pensee s’imposait a lui que sa place etait ici et nulle part ailleurs, qu’il allait y rester et que c’etait de la qu’il bouleverserait le monde.
Cette pensee etait naturellement d’une immodestie proprement grotesque. Il n’y avait rien, mais vraiment rien du tout, qui put autoriser un petit vagabond, employe subalterne d’une tannerie, d’origine plus que douteuse, sans relations ni protections, ni le moindre statut corporatif, a esperer prendre pied dans le commerce de parfums le plus renomme de Paris ; d’autant que, comme nous le savons, la fermeture de ce commerce etait quasiment chose faite. Mais il ne s’agissait au demeurant pas d’un espoir : ce qu’exprimait l’immodeste pensee de Grenouille, c’etait une certitude. Cette boutique, il savait qu’il ne la quitterait plus que pour aller chercher son balluchon chez Grimal, et ensuite plus jamais. La tique avait senti le sang. Des annees durant, elle s’etait tenue immobile, refermee sur elle-meme, et avait attendu. Maintenant, elle se laissait tomber, jouant son va-tout, sans rien qui ressemblat a de l’espoir. Et c’est pourquoi sa certitude etait si grande.
Ils avaient traverse la boutique. Baldini ouvrit l’arriere-boutique qui donnait sur le fleuve et qui servait pour partie d’entrepot, pour partie d’atelier et de laboratoire : on y cuisait les savons, on y travaillait les pommades, et l’on y melangeait les eaux de senteur dans des bouteilles pansues. Lui montrant une grande table devant la fenetre, Baldini dit au garcon.
— La ! Pose-les la !
Grenouille sortit de l’ombre de Baldini, etendit les peaux sur la table, puis bondit prestement en arriere et se placa entre Baldini et la porte. Baldini resta encore un moment sans bouger. Il tenait la bougie un peu sur le cote, pour qu’il ne tombe pas de goutte de cire sur la table, et caressait du dos des doigts la surface lisse du cuir. Puis il retourna la premiere feuille et passa la main sur son envers, qui etait comme du velours, a la fois reche et doux. Il etait tres bon, ce cuir. Fait tout expres pour un maroquin. Il ne retrecirait presque pas au sechage et, si on le rebroussait bien a la paumelle, il retrouverait toute sa souplesse, cela se sentait tout de suite, rien qu’a le serrer entre le pouce et l’index ;il pourrait emmagasiner le parfum pour cinq ou dix ans ; c’etait un tres, tres bon cuir – peut-etre qu’il en ferait des gants, trois paires pour lui et trois pour sa femme, en vue du voyage jusqu’a Messine.
Il retira sa main. La table de travail avait une allure emouvante : comme tout y etait pret ! Le bassin de verre pour le bain de parfum, la plaque de verre pour le sechage, les creusets pour additionner les essences, le pilon et la spatule, le pinceau, la paumelle et les ciseaux. C’etait comme si ces choses n’avaient fait que dormir parce qu’il faisait nuit et allaient reprendre vie demain. Peut-etre devrait-il emporter cette table a Messine ? Et une partie de ses instruments, en se limitant aux plus importants ?... On etait bien assis et l’on travaillait tres bien, a cette table. Le plateau etait en planches de chene, et le pietement aussi, l’ensemble etait entretoise, si bien que rien ne tremblait ni ne branlait dans cette table, qui de surcroit ne craignait ni acide, ni huile, ni coup de couteau... et qui couterait une fortune a emporter a Messine ! Meme par bateau ! Et c’est pourquoi elle serait vendue, cette table, elle serait vendue demain, comme d’ailleurs tout ce qu’il y avait dessus, dessous et a cote ! Car lui, Baldini, avait le c?ur tendre, certes, mais il avait aussi du caractere, et c’est pourquoi, meme s’il lui en coutait, il mettrait sa decision a execution ; il abandonnerait tout cela les larmes aux yeux, mais il le ferait tout de meme, car il savait que c’etait la bonne decision, il