couchant et rougeoya d’un coup comme une torche a peine eteinte. Il vit derriere le Louvre l’aura ecarlate du soleil, et une lueur plus douce sur les toits d’ardoise de la ville. A ses pieds, le fleuve brillait comme de l’or, les bateaux avaient disparu. Et sans doute une brise se levait, car des risees couvraient d’ecailles la surface de l’eau, elles etincelaient ici et la de plus en plus pres, comme si une main gigantesque avait deverse dans l’eau des millions de louis d’or, et le courant parut un moment s’etre inverse : il coulait vers Baldini, comme un flot scintillant d’or pur.

Baldini avait les yeux humides et tristes. Pendant un moment, il se tint immobile, regardant ce tableau splendide. Puis soudain il ouvrit brutalement la fenetre, et fit claquer les deux battants, et jeta bien haut et bien loin le flacon de Pelissier. Il le vit heurter l’eau et dechirer pour un instant le tapis d’or etincelant.

L’air frais entra a flots. Baldini respira largement et nota que son nez etait moins congestionne. Puis il ferma la fenetre. Presque au meme instant, la nuit tomba, tout d’un coup. Le tableau dore de la ville et du fleuve se figea en une silhouette d’un gris de cendre. La piece etait brusquement devenue sombre. Baldini avait repris la meme posture qu’avant et regardait fixement par la fenetre.

— Je n’enverrai personne chez Pelissier demain, dit-il en empoignant a deux mains le dossier de sa chaise. Je ne le ferai pas. Et je ne ferai pas non plus ma tournee des salons. J’irai demain chez le notaire et je vendrai ma maison et mon fonds de commerce. Voila ce que je ferai. E basta !

Il avait a present sur le visage une expression de galopin impertinent et il se sentait tout d’un coup tres heureux. Il etait redevenu ce vieux Baldini, c’est-a-dire Baldini jeune, courageux et resolu une fois de plus a faire front au destin  – meme si faire front, c’etait en l’occurrence se retirer. Et alors ? Il n’y avait rien d’autre a faire ! Cette epoque stupide ne lui laissait pas le choix. Dieu accorde de bonnes epoques et des mauvaises, mais il ne veut pas qu’aux epoques mauvaises nous nous plaignions et nous lamentions, il veut que nous montrions que nous sommes des hommes. Et Il nous a envoye un signe. Cette fantasmagorie rouge et or sur la ville, c’etait un avertissement : agis, Baldini, avant qu’il soit trop tard ! Ta maison est encore bien assise, tes entrepots encore pleins, et tu pourras encore obtenir un bon prix de ton fonds de commerce en declin. Les decisions sont encore entre tes mains. Vieillir modestement a Messine, certes ce n’etait pas ton but dans la vie, mais c’est tout de meme plus honorable et plus chretien que de faire somptueusement faillite a Paris. Que les Brouet, les Calteau et les Pelissier triomphent donc tranquillement. Giuseppe Baldini se retire du champ de bataille. Mais il l’aura fait de son propre chef et dans l’honneur !

A present, il etait carrement fier de lui. Et infiniment soulage. Pour la premiere fois depuis bien des annees, les courbatures serviles de son echine disparaissaient, qui lui avaient crispe la nuque et ploye toujours plus bas les epaules, et il se tenait droit sans peine, affranchi, libere et content. Son souffle passait aisement par son nez. Il percevait nettement l’odeur d’« Amor et Psyche » qui regnait dans la piece, mais cela ne lui faisait plus rien. Baldini avait transforme sa vie et se sentait merveilleusement bien. Il allait maintenant voir sa femme et la mettre au courant de ses decisions, puis il irait a Notre Dame et allumerait un cierge pour remercier Dieu du signe qu’Il lui avait adresse et pour l’incroyable fermete de caractere qu’Il avait accordee a son serviteur, Giuseppe Baldini.

C’est avec une fougue quasi juvenile qu’il flanqua sa perruque sur son crane chauve, enfila son habit bleu, saisit le chandelier qui etait sur son bureau et quitta le laboratoire. A peine avait-il allume sa bougie au lampion de l’escalier pour s’eclairer jusqu’a son appartement, qu’il entendit sonner en bas, au rez-de-chaussee. Ce n’etait pas le beau carillon persan de la porte de la boutique, c’etait la sonnette aigrelette de l’entree de service, dont le bruit deplaisant l’avait toujours irrite. Il avait souvent voulu la supprimer pour la remplacer par une clochette plus agreable, mais avait toujours recule devant la depense ; et maintenant, songea-t-il soudain avec un petit ricanement, cela n’avait plus aucune importance ; il allait vendre cette sonnette importune en meme temps que toute la maison. Ce serait a son successeur de s’en irriter !

La sonnette grelottait a nouveau. Il ecouta ce qui se passait en bas. Manifestement, Chenier avait deja quitte la boutique. La bonne ne semblait pas vouloir descendre non plus. Aussi Baldini descendit-il lui-meme pour ouvrir.

Vigoureusement, il tira le verrou et fit tourner le lourd panneau... et il ne vit rien. L’obscurite engloutissait completement la lueur de sa bougie. Puis, tres progressivement, il parvint a distinguer une petite silhouette, un enfant ou un jeune adolescent, qui portait quelque chose sur le bras.

— Que veux-tu ?

— C’est Maitre Grimal qui m’envoie, j’apporte le chevreau, dit la silhouette.

L’enfant s’approcha et tendit a Baldini son bras replie, sur lequel etaient accrochees quelques peaux, les unes sur les autres. A la lumiere de sa bougie, Baldini distingua le visage d’un garcon, le regard aux aguets et craintif. Son attitude etait defiante. On aurait dit qu’il se cachait derriere son avant-bras tendu, comme quelqu’un qui s’attend a des coups. C’etait Grenouille.

14

Le chevreau pour le maroquin du comte ! Baldini se rappelait. Il avait commande ces peaux voila quelques jours chez Grimal : du cuir chamoise, le plus fin et le plus souple, pour le sous-main du comte de Verhamont, a quinze francs la peau. Mais a present, il n’en avait plus que faire, a vrai dire ; il pouvait s’epargner cette depense. D’un autre cote, s’il se contentait de renvoyer ce garcon... ?

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